Du bon pays à l’affreux pays


LA DECOUVERTE PROGRESSIVE DES HAUTS (Début XVIIIe siècle)



1. LES EXPEDITIONS DE FEUILLEY EN 1704


Nous arrivons au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle et l’île semble rester très mal connue de ses habitants, même si ceux-ci, du fait de la raréfaction du “gibier” qui semblait pourtant inépuisable, sont contraints de grimper les montagnes pour chasser (notamment la tortue de terre).
C’est l’époque où la compagnie des Indes se désintéresse à peu près totalement de la colonie, même en tant qu’escale puisque les vaisseaux de la compagnie préfèrent emprunter le canal de Mozambique avec relâche aux Comores.

La méconnaissance de l’île se mesure à l’imprécision de la description qu’en fait le docteur Giovanni Borghesi, qui accompagne le patriarche d’Antioche Thomas Maillard de Tournon en route pour l’Inde, et qui fait escale à Bourbon en 1703 :

“ La configuration (de l’île) est quasi semblable à celle d’une poire et mesure environ deux cent milles de tour, en suivant le rivage de la mer.  Son territoire est tout entier en plaines, mais non loin du bord se trouvent maintes collines et vallées, avec d’abondantes sources et grande quantité d’arbres. Au milieu de l’île se trouve un mont rempli d’un feu souterrain ; fort souvent il vomit un bitume ardent, qui brûle toute la campagne voisine. En cette région est une autre montagne, fort élevée, sur laquelle se voit une forte couche de neige (!)”.

En ce début du XVIIIe siècle toutefois, la connaissance de l’île va faire de notables progrès grâce aux sept excursions que réalise Feuilley en 1704, accompagné du gouverneur Villers, de Boucher, et de quelques habitants.
Du 1er juin au 17 juillet, Feuilley fait le tour complet de l’île par voie de terre et reconnaît Cilaos ;
- du 16 août au 5 septembre, il reconnaît par mer la côte sous le vent jusqu’à la rivière des remparts ; du 15 au 29 septembre, il fait de même pour la côte au vent ;
- du 13 au 20 octobre, il visite les pentes qui dominent Saint-Denis dans un rayon de 10 lieues ;
- du 23 au 31 octobre, il explore les Hauts-de l’Est, du quartier Sainte-Suzanne à la Plaine des Cafres ;
- du 11 au 23 décembre, ce sont les Hauts de l’Ouest qui sont reconnus ;
- enfin du 7 au 22 janvier, c’est la montée “jusqu’aux montagnes où se tient le feu”, avec retour par la rivière des Marsouins.

2. LES RECITS DE JEAN DE LA ROQUE


    Les progrès qu'ont permis ces expéditions pour la connaissance de l'île se mesurent à l'aune de la description de l'île faite par le sieur Jean de la Roque qui raconte un séjour sur l'île à partir  des écrits d'un accompagnateur de Mr de Villers, "qui a été gouverneur du pays pour la Compagnie des Indes Orientales pendant huit ou neuf ans, et a parcouru toute l'île avec soin, l'examinant avec exactitude (...)."

Sans avoir participé lui-même à l'expédition, Jean de la Roque relate ainsi le voyage  de deux bateaux, le Curieux et le Diligent, affrétés par des négociants de Saint-Malo, en provenance de Moka (pour le négoce du café), et qui ont fait escale à la Réunion en décembre 1709, en mettant en oeuvre les rapports présentés au greffe de l'amirauté de Saint-Malo par les personnes qui en avaient eu la conduite, spécialement par le sieur Gollet de la Merveille..
Son texte présente plusieurs nouveautés sur l'île. On sort du simple inventaire des richesses et des avantages du "paradis".

Une description de l'île plus précise.
La descripiton synthétique de l'île devient plus précise. On la comparera par exemple ave celle du docteur Giovani Borghesi déjà citée ci-dessus,  écrite à la suite de son passage sur l'île seulement six ans plus tôt. Visiblement, les expéditions de Feuilley avec Villers ont porté leurs fruits ; l'île est un peu mieux connue :

"Cette île, plus longue que large, est d'environ 65 lieues de tour, s'étendant de l'ouest à l'est. Son terroir est un plat pays tout autour et sur les bords de la mer, de peu d'étendue jusqu'aux montagnes qui font le milieu de l'île selon sa longueur et sa largeur. Elles sont entrecoupées de vallons et plusieurs rivières en sortent et arrosent les terres. Le plat pays est divisé en trois quartiers, savoir : Saint-Denis, Saint-Paul et Sainte Suzanne, dans lesquels les habitants ont bâti leurs cases et établi leurs habitations, qui ne forment point encore de ville ni de bourg. Il y a déjà considérablement de terres défrichées et cultivées. On y cueille du blé, du riz, du blé d'Espagne, du mil et beaucoup de légumes.
La terre, dans ce qui est plat pays, n'a de profondeur jusqu'au roc qu'environ deux pieds ; ce qui fait qu'elle est bientôt lasse et qu'il faut la laisser se reposer. On trouve davantage de bonne terre dans la montagne, chose assez extraordinaire. Ceux qui ont assez de courage et de moyens pour défricher y trouvent leur compte".

La description du volcan est moins neutre qu'avant, ce qui prouve, avec la description de la texture des pierres, que l'on y a marché :

"Vers l'Orient il y a un furieux volcan, montagne qui vomit du feu et fait de grands ravages, tantôt d'un côté tantôt de l'autre. Ses feux sont perpétuels et les environs sont tout brûlés et couverts de pierres fondues par ces feux, cassantes et tranchantes comme les pierres à fusil. Ce pays est désert, sulfureux, et ne vaut du tout rien : on le nomme pays brulé."

Pourtant, si, en ce début du XVIIIe siècle, on découvre le pays, on est loin de voir encore dans ces montagnes des paysages. Les premiers récits de marches et d'exploration dans les hauteurs de l'île sont à ce titre significatifs, comme on va le voir.
Le premier récit d'une marche en montagne : le chemin de Saint-Denis à Saint-Paul.

Le texte de Jean de la Roque relate le premier le trajet de Saint-Denis à Saint-Paul par la montagne.
Une fois de plus, c'est par la force des choses que les hommes ont dû gravir la montagne, le mauvais temps empêchant de passer par la mer. Et l'auteur ne se prive pas d'insister sur les difficultés et les désagréments de cette "découverte forcée" des hauts!

"Nous eûmes bien de la peine, après quatre grandes pauses sous les arbres, à gagner le sommet de la montagne, moi surtout qui, ne croyant pas avoir à aller à pied, n'avais qu'une espèce de souliers à la flibustière, faits d'un morceau de peau de cerf, avec un tissu de courroies par-dessus, la chose du monde la moins propre à grimper une montagne. Le gouverneur m'avait donné deux ou trois Noirs avec un hamac pour me porter, mais je ne voulus jamais me risquer dans cette voiture, par la grande difficulté des chemins tout remplis de précipices et de passages fort dangereux.
Nous trouvâmes après cette montagne un terrain fort pierreux et malaisé, et ensuite une autre rude montagne qu'il nous fallut descendre pendant une lieue et demie, sans pouvoir aller autrement qu'à pied, appuyés sur de longs bâtons. Nous arrivâmes ainsi en un lieu nommé la Barque (aujourd'hui la grande Chaloupe), qui est justement la moitié du chemin. On se mit sous les arbres pour manger et se reposer, mais il ne s'y trouva point d'eau."
(Les hommes longent alors la mer, gênés par les rochers et le passage des vagues, puis,)
"par surcroît de peine, en quittant les bords de la mer, il fallut se résoudre à monter une dernière montagne fort droite, appelée la Couronne, en se tenant des mains autant que des pieds. Enfin nous arrivâmes au sommet de cette montagne, entièrement épuisés de fatigue extrême, mais il fallut reprendre courage, n'ayant plus qu'une demie lieue à faire pour arriver au lieu où nous devions coucher. Par bonheur, à force de chercher à droite et à gauche sur cette effroyable route, on trouva enfin de l'eau qui fut d'un grand secours pour achever le reste du chemin".


La première évocation de l'intérieur de l'île : la Plaine des Cafres.

Citant toujours l'accompagnateur de Mr de Villers, La Roque écrit pour la première fois sur un site de l'intérieur de l'île : la plaine des Cafres. Là aussi le texte est intéressant car il montre que la montagne commence seulement à être découverte, mais sans qu'elle soit aucunement appréciée : il ne s'agit certes pas encore de paysage, car l'impression éprouvée sur cette plaine d'altitude, avec le froid, le brouillard, le risque longuement dépeint de s'égarer dans le labyrinthe des pitons, l'humidité qui empêche de faire du feu, et la boue enfin, montre que la montagne est encore loin au début du XVIIIe siècle d'être le lieu "sublime" de délectation esthétique qu'elle deviendra plus tard!

Deux autres précisions inédites figurent dans le texte : l'existence du massif du Piton des Neiges, qu'il nomme les trois Salazes, et l'existence de la "plaine" de Cilaos, "qui ne vaut pas mieux" que celle des Cafres.

"Entre ces plaines qui sont sur les montagnes, la plus remarquable, et dont personne n'a rien écrit, est celle qu'on a nommé la Plaine des Cafres, à cause qu'une troupe de Cafres esclaves des habitants de l'île s'y était allée cacher après avoir quitté leurs maîtres. Du bord de la mer on monte assez doucement pendant sept lieues pour arriver à cette plaine, par une seule route, le long de la rivière de Saint-Etienne : on peu même faire ce chemin à cheval. Le terrain est bon et uni jusqu'à une lieue et demie en deçà de la plaine, garni de beaux et grands arbres dont les feuilles qui en tombent servent de nourriture aux tortues que l'on trouve en grand nombre. On peut estimer la hauteur de cette plaine à deux lieues au-dessus de l'horizon ; aussi paraît-elle d'en bas toute perdue dans les nues. Elle peut avoir quatre ou cinq lieues de circonférence ; le froid y est insupportable, et un brouillard continuel, qui mouille autant que la pluie, empêche qu'on ne s'y voie à dix pas. Comme il tombe la nuit, on y voit plus clair que pendant le jour ; mais alors il gèle terriblement, et le matin avant le lever du soleil, on découvre la plaine toute glacée.
Mais ce qui s'y voie de bien extraordinaire ce sont certaines élévations de terre, taillées presque comme des colonnes, rondes et prodigieusement hautes ; car elles n'en doivent guère aux tours de Notre-Dame de Paris. Elles sont plantées comme un jeu de quilles, et si semblables qu'on se trompe facilement à les compter. On les appelle des pitons. Si on veut s'arrêter auprès de quelqu'un de ces pitons pour se reposer, il ne faut pas que ceux qui ne s'y reposent pas et qui veulent aller ailleurs, s'écartent seulement de deux cents pas : ils courraient le risque de ne plus retrouver le lieu qu'ils auraient quitté, tant ces pitons sont en grand nombre, tous pareils, et tellement disposés de la même manière que les créoles, gens nés dans le pays, s'y trompent eux-mêmes. C'est pour cela que, pour éviter cet inconvénient, quand une troupe de voyageurs s'arrête au pied d'un de ces pitons, et que quelques personnes veulent s'écarter, on y laisse quelqu'un qui fait du feu ou de la fumée qui serve à redresser et à ramener les autres. Si la brume est si épaisse, comme il arrive souvent, qu'elle empêche de voir le feu ou la fumée, on se munit de certains gros coquillages, dont on laisse un à celui qui reste auprès du piton ; ceux qui veulent s'écarter emportent l'autre et, quand on veut revenir, on souffle avec violence dans cette coquille comme dans une trompette, qui rend un son très aigu et s'entend de loin ; de manière que, se répondant les uns les autres, on ne se perd point et on se retrouve facilement. Sans cette précaution on serait attrapé.
Il y a beaucoup de trembles (?) dans cette plaine, qui sont toujours verts. Les autres arbres ont une mousse de plus d'une brasse de long, qui couvre leur tronc et leurs grosses branches. Ils sont secs, sans feuillages, et si moites d'eau qu'on n'en peut faire de feu. Si, après bien de la peine, on en a allumé quelques branchages, ce n'est qu'un feu noir, sans flamme, avec une fumée rougeâtre qui enfume la viande au lieu de la cuire. On a peine à trouver un lieu dans cette plaine pour y faire du feu, à moins que de chercher une élévation autour de ces pitons ; car la terre de la plaine est si humide que l'eau en sort partout, et on y est toujours dans la boue et mouillé jusqu'à mi-jambe.
Cette plaine était inconnue avant la fuite des Cafres. Pour en descendre, il faut reprendre le chemin par où on y est monté, à moins qu'on ne veuille se risquer par un autre qui est trop rude et trop dangereux."

"On voit de la plaine des Cafres la montagne des trois Salazes, ainsi nommée à cause des trois pointes de ce rocher, le plus haut de l'île Bourbon. Toutes ses rivières en sortent, et il est si escarpé de tous côtés que l'on n'y peut monter.
Il y a encore dans cette île une autre plaine appelée de Cilaos, plus haute que celle des Cafres, et qui ne vaut pas mieux : on ne peut y monter que très difficilement."

Avec ces textes de Jean de la Roque, on est bien à l'aube de la découverte des hauts, sans qu'il y ait encore la moindre émotion esthétique sur le spectacle de ces cimes dangereuses et difficiles d'accès. On découvre du pays, on ne voit pas de paysage.

En fait il semble que, en même temps qu'ils commencent à découvrir les hauts, les explorateurs soient surpris par l'importance des dénivelés, le gigantisme des remparts, la profondeur des ravines. Cette montagne, longtemps simplement à peine perçue comme une grande toile de fond gris-bleutée depuis la côte, devient véritablement affreuse lorsqu'on commence à s'y aventurer. On note d'ailleurs que c'est à peu près au moment où l'on commence à découvrir les hauteurs de l'île et leur effrayant gigantisme que les références au paradis prennent fin dans les récits des voyageurs... Autre fait significatif de cette orophobie : les seuls éléments décrits sur l'intérieur de l'île sont des replats, que l'on appelle tout de suite (et de façon erronée) "plaines". A commencer par le replat de la Plaine de Cafres et celui de la Plaine de Cilaos. Paradoxalement donc, ce sont des replats et non des sommets qui sont les premiers et les seuls éléments remarquables de l'intérieur de l'île!

En 1717, Guy Le Gentil de La Badinais fait un séjour de cinq mois sur l'île, qu'il raconte dans son Nouveau Voyage Autour du Monde. Il confirme que l' "on fait aisément le tour de l'île à pied en côtoyant la mer, mais il est impossible de pénétrer d'un côté à l'autre par le milieu de l'île. Personne n'a encore osé l'entreprendre, si ce n'est quelques esclaves fugitifs qui se sont retirés dans les bois, dont on n'a plus entendu parler."

La Plaine des Cafres n'est d'ailleurs évoquée que pour l'abondance d'oiseaux bleus comestibles :
" Vers l'est de cette île il y a une petite plaine au haut des montagnes, qu'on appelle la Plaine des Cafres, où l'on trouve un gros oiseau bleu dont la couleur est fort vive et le goût passable".