Une typologie des paysages habités




A l'issue de 350 ans d'occupation humaine, - dont 60 ans d'extraordinaire bouleversement de l'île, au cours desquels la population a été quasiment multipliée par 4 et est devenue brutalement majoritairement urbaine -, il n'est pas aisé d'établir une typologie des paysages habités. Les documents d'urbanisme en général se cantonnent prudemment dans une hiérarchie quantitative ; par exemple dans le nouveau SAR : pôles principaux, pôles secondaires, villes relais, bourgs de proximité et bourgs multisites. Les documents d'urbanisme en général se cantonnent prudemment et classiquement dans une hiérarchie quantitative, entre (...).
Mais l'absence de typologie, de reconnaissance de paysages urbains différenciés, nuit à la définition de politiques autres que quantitatives (x logements/ha, xx% de logements sociaux, xxx% de logements collectifs, xxxx% de locatif,etc).
Certains paysages habités ont survécu aux bouleversements, gardant leur personnalité même si, bien sûr, ils ont évolué. D'autres sont récents et déjà vieillissants, appelés à poursuivre leur mutation ; d'autres enfin sont entièrement nouveaux, et préfigurent peut-être les paysages urbains de demain. La difficulté principale tient à la localisation de ces types de paysages habités, tant ils tendent désormais à s'entremêler à l'échelle de quartiers, voire à la parcelle, dans une hétérogénéité totale. Plutôt que d'ambitionner vainement l'exhaustivité, en affectant un « type » à tout quartier existant, la typologie suivante s'attache à mettre en évidence des paysages habités marquants.

Le paysage des îlets

Ilet-à-Cordes, cirque de Cilaos, vu de la fenêtre des Makes
Ilet-à-Cordes, cirque de Cilaos, vu de la fenêtre des Makes
Ilet à Bourses, perdu dans les verticales du cirque de Mafate
Ilet à Bourses, perdu dans les verticales du cirque de Mafate


Les îlets, formés véritablement au XIXe siècle, ont bien sûr évolué en termes d'habitat, passant de la paillote au bois sous tôle et au dur, s'équipant de panneaux solaires et d'antennes paraboliques, s'agrandissant pour répondre à la demande touristique en gîtes d'étape. Mais leur situation, confinée par nécessité à d'étroits replats dérisoires comparés aux pentes vertigineuses et gigantesques qui les cadrent de toutes parts, en font un type bien particulier de paysage habité.
Mêlant intimement les surfaces domestiques et cultivées et l'habitat, leur qualité est fragile, à la merci d'équipements, d'aménagements et d'agrandissements incontrôlés. Leur maîtrise qualitative est un enjeu social et touristique fort.

Le paysage des centres urbains ordonnancés

Plan en damier à Saint-Pierre, perspective d’une rue descendante vers la mer
Plan en damier à Saint-Pierre, perspective d’une rue descendante vers la mer

Les plans en damiers réguliers orthonormés, hérités du XVIIIe siècle, dessinent le paysage des centres-villes principaux : Saint-Denis, Saint-Pierre, Saint-Paul, ... Tracés par des militaires, ils dessinent également les bourgs moins denses comme la Plaine-des-Palmistes, ou Hell-Bourg. Ces plans perdurent, continuent à offrir des perspectives urbaines intéressantes, souvent cadrées sur des reliefs environnants, ou sur la mer, même si, autour de cette ossature pérenne, la chair urbaine évolue. C'est dans ces structures urbaines stables que le patrimoine bâti est le plus riche : monuments, cases et jardins.

Le paysage urbain du Port, ordonnancé par ses avenues plantées
Le paysage urbain du Port, ordonnancé par ses avenues plantées

Dans un tout autre registre, la ville du Port entreprend depuis des décennies la résorption de ses bidonvilles, les logements sortant de terre à partir d'une trame d'avenues plantées qui ordonnancent la ville. Ces avenues ont longtemps été les seuls espaces publics contemporains aménagés dans l'île.

Globalement, la croissance de l'urbanisation a été si rapide et si forte que beaucoup de quartiers de périphéries n'ont pas bénéficié de telles compositions. Les villes sont aujourd'hui largement environnées de quartiers poussés trop vite, cisaillés par les routes où le transit a pris le pas sur la desserte locale, bardés de bâtiments commerciaux, piqués de bâti d'habitation hétérogène, au point qu'il est difficile en l'état de parler de paysage constitué. Il s'agit plutôt d'espaces en devenir, appelés à se transformer sur eux-mêmes, à « s'urbanifier » après s'être urbanisés : les extensions est de Saint-Denis sont plus particulièrement marquantes dans ce registre.

Le paysage des routes lignes de vie

La route nationale, ligne de vie dans le sud-est : ici avec l’habitat de Manapany cristallisé à ses abords
La route nationale, ligne de vie dans le sud-est : ici avec l’habitat de Manapany cristallisé à ses abords

Culturellement, l'égrenage des cases au fil de la route a généré des paysages habités traditionnels qui font encore par endroits le charme de la découverte de l'île, révélateurs d'un certain art de vivre : c'est « la route ligne de vie », telle qu'elle a été analysée en 1990 dans l'ouvrage « Paysage Côte Est » (CAUE/ Bertrand Folléa) portant sur la RN2 entre Sainte-Anne, Sainte-Rose et Saint-Philippe. Les cases, modestes mais souvent soignées, affichent coquettement leurs façades les plus travaillées et colorées du côté de la route. Un jardin plein de fleurs, non clôturé et fait pour être vu depuis la route, les accompagne. L'utilitaire est disposé sur les côtés ou caché des regards sur l'arrière dans la cour : plantes utilitaires médicinales, fruitières ou légumières, boucan (cuisine). Ce schéma d'organisation a été créateur d'un paysage habité de grande qualité. On le trouve encore autour des routes calmes dans les quartiers traditionnels.

Au cours des dernières décennies, la route ligne de vie été largement victime du développement des routes, recalibrées (c'est-à-dire élargies) pour être plus roulantes, et de ce fait plus agressives : suppression de la place pour le passage des piétons dans des conditions de confort et de sécurité satisfaisantes, vitesse excessive des voitures, création de clôtures privatives en dur et hétéroclites peu avenantes. Par ailleurs, la voiture a facilité l'allongement infini de ces quartiers, devenus longuement linéaires, supprimant les coupures d'urbanisation, les espaces de respiration et les ouvertures visuelles, fragilisant les espaces agricoles, et noyant l'identité des bourgs successifs dans un continuum ennuyeux et fastidieux à parcourir. C'est le mal qui a touché par exemple la route Hubert-Delisle.


Le paysage des quartiers-jardins

Quartier résidentiel à jardins, Saint-Joseph
Quartier résidentiel à jardins, Saint-Joseph
Quartier résidentiel à jardins, la Plaine Saint-Paul
Quartier résidentiel à jardins, la Plaine Saint-Paul



Quartier résidentiel à jardins, Piton Saint-Leu
Quartier résidentiel à jardins, Piton Saint-Leu
Habitat collectif contemporain et trame végétale, Parc de la Poudrière, Saint-Paul
Habitat collectif contemporain et trame végétale, Parc de la Poudrière, Saint-Paul


Les villes et villages-jardins sont hérités de l'économie de plantation qui a longtemps façonné le visage de l'île. Même en pleine ville, la case tend à reproduire le schéma du domaine agricole cannier : isolée dans son jardin, accueillant le visiteur et captant le regard par une façade principale travaillée, agrémentée d'une varangue, ouverte sur l'espace public par le barreau, parfois même ornée d'un guettali d'où l'on peut observer le va-et-vient de la rue, et espaces utilitaires masqués par derrière. La présence des jardins contribue à tempérer l'air chaud, à offrir de l'ombre et des plantes utilitaires ou décoratives, pour le plaisir. Qu'il habite une grande case opulente et ornée, ou à l'inverse une modeste case toute simple même faite de tôle, les Réunionnais ont développé une véritable civilisation végétale, un goût, un attrait et un savoir développés envers les plantes : à fleurs, à fruits, à épices, médicinales ; dans le jardin, dans la cour, sous la varangue ou sous l'ombrière  ... et désormais sur le balcon.

De véritables quartiers-jardins se sont ainsi développés, parfois à grande échelle, bien visibles sur les pentes, comme Piton Saint-Leu, La Plaine/Bois de Nèfles Saint-Paul, …, mais couvrant aussi de vastes étendues de plaines, comme Champ-Borne à Saint-André ou, dans les hauts, la Plaine-des-Palmistes.

Les quartiers-jardins ont pu dédouaner les collectivités de leurs responsabilités, qui ont certes répondu à la demande sociale pour une case et un jardin, mais qui n'ont pas anticipé sur un certain nombre de problèmes liés à la généralisation du modèle. Globalement, ces quartiers désormais dilatés souffrent d'absence de centralités, de coupures physiques entre opérations, d'absence d'espaces publics. Le paysage qu'ils offrent de l'intérieur est largement dégradé par les clôtures en dur et la minéralité brute des « espaces publics » réduits à des voies de dessertes. Etendus sur de vastes superficies, ils rendent les habitants très dépendants de la voiture individuelle pour leurs déplacements et coûtent chers en services et en réseaux. Par ailleurs le même modèle « densifié » par l'octroi de parcelles plus petites supprime le seul intérêt de ces quartiers d'habitat individuel : la présence unificatrice et bienfaisante de la végétation arborée.
Des quartiers récents d'habitat collectif, prenant en compte la valeur du végétal pour la ville durable, commencent tout juste à sortir de terre. Ils préfigurent peut-être l'urbanisme végétal de La Réunion de demain.

Le paysage de l’habitat dispersé et le paysage du mitage


L’habitat dispersé est une caractéristique rurale de La Réunion, au point que l’on a longtemps eu du mal à parler de « villages », terme assez peu adapté au mode de vie et au paysage traditionnels Réunionnais. A la suite de l’abolition de l’esclavage, puis du morcellement de la propriété, la population s’est dispersée et les cases se sont essaimées dans le paysage agricole, chacune environnée de son jardin à caractère essentiellement utilitaire. Jusqu’aux années 1950, l’abondance, l’élégance et la diversité de cette végétation, alliées à la modestie et à la douceur de ces cases longtemps construites en matériaux naturels (paille, bois), ont créé un paysage habité de grande qualité, même si, à l’aune de nos critères actuels, l’habitat pouvait paraître « insalubre » : ambiance végétale, pourvoyeuse d’ombre et de lumière filtrée, ainsi que de fruits et légumes, discrétion du bâti, imbrication étroite de l’intime (jardin, case) et du grandiose (vue sur le grand paysage).
L’augmentation très forte de la population, alliée à la facilité des déplacements offerts par la voiture individuelle, a favorisé de façon généralisée cette dispersion de l’habitat, conduisant au « mitage » du paysage, terme désormais consacré et connoté négativement. Car le paysage qui en est résulté, et dont on hérite aujourd’hui, apparaît différent : les cases se sont durcies et agrandies, la végétation est moins présente avec le développement des pelouses et le rétrécissement des parcelles ; globalement le paysage a « blanchi » à la faveur de cet essaimage de cases désormais bien visibles sur les pentes basses et intermédiaires de l'île, égrenées dans l'espace agricole, en général à la faveur des routes. Le phénomène est à peu près généralisé partout, ne laissant que très peu de vrais grands espaces purement agricoles : à Sainte-Marie/Sainte-Suzanne, au-dessus de Piton Saint-Leu, au-dessus de Saint-Pierre en direction de Mont-Vert. Le mitage ainsi occasionné, outre les problèmes de coûts de réseaux et de services imposés, de dépendance à la voiture, de fragilisation des espaces agricoles et des corridors écologiques, affadit les paysages en les uniformisant dans une émulsion généralisée qui fait disparaître aussi bien le paysage urbain que le paysage agricole.