I. De l’Atlas des paysages au projet de paysage


Pour l'avenir, on pourrait en théorie continuer à considérer le paysage de La Réunion comme une conséquence des actions des hommes sur le territoire ; conséquence fortuite, hasardeuse, plus ou moins heureuse selon les choix, les époques, les lieux. Et il est vrai que : exploiter la forêt, cultiver les terres, construire des logements, développer des activités économiques et touristiques, tracer des routes et des chemins, produire de l'énergie, préserver des espaces naturels, … toutes ces actions engagées depuis 350 ans dans l'île constituent un « cadre » de vie, évoluant avec le temps. En ce sens, le paysage est bien le résultat mouvant de l'action des hommes sur un territoire donné.  On le laisserait ainsi se faire au gré des actions d'aménagement, avec la conscience d'autant plus tranquille que, désormais, près de la moitié de l'île est protégée au sein d'un Parc National - depuis 2007- et estampillée Patrimoine mondial de l'Unesco - depuis 2010.

En réalité, cette pensée à minima du paysage comme simple conséquence des actions humaines a déjà montré ses limites. Les puissants processus de transformation à l'œuvre depuis plus de 60 ans n'ont rien à voir avec ceux des trois premiers siècles de colonisation de l'île :

  • la population a été multipliée par quatre depuis les années 1940, sur un espace qui reste toujours aussi exigu et fragile. Elle atteindra le million d'habitants à l'horizon 2030 et accueille en outre plusieurs centaines de milliers de touristes par an ;
  • cette population devient urbaine, sans rapport avec la société première des colons, défricheurs de terres, planteurs et esclavagistes ; elle est de plus en plus demandeuse d'un cadre de vie qualitatif ;
  • les actions sur le territoire ont été démultipliées pour répondre aux besoins de logements, d'activités, de transports et de déplacements ;
  • les moyens d'actions sont désormais surpuissants, libérés des contingences locales : on peut passer des canalisations géantes sous les montagnes (projet Irrigation du Littoral Ouest), et construire des routes sur l'océan (projet Route du Littoral) ; les résistances naturelles, qui favorisent le dialogue homme-nature, sont affaiblies ;
  • ces moyens sont également mondialisés et standardisés : les parpaings comme les poutres métalliques sont produits à l'autre bout de la terre et se substituent au bois, à la paille et aux moellons de basalte pris sur place ; l'inscription du construit dans son contexte paysager s'avère de fait plus délicate ;
  • les acteurs de l'aménagement sont très nombreux, Europe, Etat, Région, Département, EPCI, communes, auxquels s'ajoutent les acteurs de la société civile, du monde économique, culturel et associatif : les responsabilités en matière d'aménagement qualitatif du territoire s'en trouvent diluées ;
  • les politiques et outils qui agissent sur le paysage sont également devenus très nombreux, qu'ils soient réglementaires, financiers ou contractuels ; leur complexité nuit à l'efficience d'ensemble ;
  • pour garder leur efficacité tout en répondant à la complexité grandissante des questions posées, les interventions s'autonomisent : chacun devient spécialiste dans son domaine de compétences ; cette approche sectorielle nuit à la cohérence d'ensemble.

Dans ces conditions, qui cumulent accélération des transformations et complexification du cadre institutionnel, culturel et opérationnel, il faudrait un miracle pour que le résultat produit sur le territoire compose un paysage agréable et harmonieux. Comme en musique, chacun peut jouer brillamment, mais, ensemble dans une même salle et sans partition commune, le résultat produit sera fatalement cacophonique. Le diagnostic réalisé dans le cadre du présent Atlas révèle déjà de nombreux problèmes ou risques (voir le chapitre « Les enjeux : opportunités risques et problèmes »). Certes les mesures de protection, nombreuses, couvrent une part exceptionnelle de l'île, jouant leur rôle de « préservation » des paysages. Mais ces mesures sont limitées : elles concernent surtout les espaces de nature, et se cantonnent à ce à quoi elles sont destinées (la préservation de ce qui existe) ; elles ne préjugent en rien de ce qui est à construire, à fabriquer et à inventer : les paysages du quotidien, ceux qui sont habités, travaillés et circulés chaque jour : quel cadre de vie souhaite-t-on pour demain ? Même pour les espaces de nature protégés, la question de la gestion, irréductible, déborde celle de la protection : « gérer pour qui, pour quoi et comment ? » sont des interrogations qui dépassent l'existant et concernent l'avenir, obligeant à faire des choix.

La Réunion dispose par ailleurs d'un document réglementaire d'ensemble, le Schéma d'aménagement Régional, et de ses déclinaisons intercommunales et communales par SCOT et PLU. Ces documents d'urbanisme, chacun à leur niveau, influent sur les paysages de demain. Ils répondent ensemble en partie aux questions « quoi ? où ? et combien ? ». Mais leurs réponses en termes de logements, d'équipements, d'activités, de transports et d'environnement restent relativement peu éclairés, alimentés ou tenus par un dessein de paysage. Le désir de cadre de vie n'est pas exprimé autrement que par une préservation d'espace existant ; il infuse peu les choix stratégiques (quoi ? pourquoi ?) et encore moins les choix opérationnels sur les façons de faire (comment ?). C'est que la question du paysage ne relève pas que du réglementaire : elle est surtout liée à une culture partagée.

Ainsi, le paysage dans son ensemble est une question d'avenir ; il ne peut plus être seulement considéré comme une conséquence fortuite des actions sur le territoire. Se poser la question du paysage souhaitable, désirable, pour La Réunion et ses habitants offrent l’opportunité d’une vision harmonieuse du développement, qui dépasse les logiques sectorielles, les critères quantitatifs, les champs de compétences respectifs, les limites territoriales des uns et des autres. Le projet de paysage n’est pas une question de spécialiste, mais cela devient une question de société. C’est aussi une question qui croise les trois axes du développement durable, un point de rencontre entre les logiques environnementales, économiques et sociales, un moyen pour penser La Réunion durable et en faire un territoire vivable, viable et équitable.

Parce que le cadre dans lequel on doit vivre se désire, s'imagine et se fabrique, le présent Atlas, dans cette dernière partie, propose des orientations d'avenir pour l'espace Réunionnais. En considérant le paysage comme projet et non plus seulement comme conséquence, en plaçant le cadre de vie au cœur de la réflexion et non plus à la marge, ces orientations ont vocation à réinterroger les politiques et les pratiques de l'aménagement. Ainsi formulées et illustrées dans l'Atlas, elles n'ont pas de portée réglementaire : les principes proposés visent à développer la culture partagée du bien faire pour bien vivre ensemble.

Concrètement, ces orientations peuvent utilement alimenter les cahiers des charges des consultations dans le domaine de l'aménagement, et se prolonger par la conception d'outils de communication spécifiques et ciblés. Elles peuvent aussi trouver des prolongements par l'élaboration de chartes et de plans de paysage, traduisant l'esprit de l'Atlas aux échelles intercommunales et communales. Enfin et surtout, elles méritent de faire l'objet de débats pour être partagées et précisées avec les acteurs concernés, mais aussi articulées avec les outils existants ou à mettre en œuvre. L'ensemble se traduirait alors en « objectifs de qualité paysagère » au sens de la Convention Européenne du Paysage.

Pour préparer ce travail d'animation de projet, l'Atlas développe les orientations en trois chapitres :

  1. Un concept d'ensemble : l'île-jardin
    Le concept d'île-jardin est défini pour maîtriser la qualité paysagère de La Réunion, dans un contexte d'espace rare, fragile et sous forte pression de transformation ;
  2. Une déclinaison thématique
    36 orientations sont identifiées à partir de cinq thèmes (paysages de l'agriculture, de l'habitat, des activités, des déplacements, de la nature), chacune  proposant les objectifs visés et les principes d'actions à respecter ; le tout est illustré dans un but pédagogique pour nourrir un regard partagé sur les bonnes façons de faire et les bonnes pratiques ;
  3. Une traduction spatiale
    Les orientations sont spatialisées par des schémas et par des cartes au 1/100 000e, afin d’alimenter les documents de planification de l’île.