Pour l'avenir, on pourrait en théorie continuer à considérer le paysage de La Réunion comme une conséquence des actions des hommes sur le territoire ; conséquence fortuite, hasardeuse, plus ou moins heureuse selon les choix, les époques, les lieux. Et il est vrai que : exploiter la forêt, cultiver les terres, construire des logements, développer des activités économiques et touristiques, tracer des routes et des chemins, produire de l'énergie, préserver des espaces naturels, … toutes ces actions engagées depuis 350 ans dans l'île constituent un « cadre » de vie, évoluant avec le temps. En ce sens, le paysage est bien le résultat mouvant de l'action des hommes sur un territoire donné. On le laisserait ainsi se faire au gré des actions d'aménagement, avec la conscience d'autant plus tranquille que, désormais, près de la moitié de l'île est protégée au sein d'un Parc National - depuis 2007- et estampillée Patrimoine mondial de l'Unesco - depuis 2010.
En réalité, cette pensée à minima du paysage comme simple conséquence des actions humaines a déjà montré ses limites. Les puissants processus de transformation à l'œuvre depuis plus de 60 ans n'ont rien à voir avec ceux des trois premiers siècles de colonisation de l'île :
Dans ces conditions, qui cumulent accélération des transformations et complexification du cadre institutionnel, culturel et opérationnel, il faudrait un miracle pour que le résultat produit sur le territoire compose un paysage agréable et harmonieux. Comme en musique, chacun peut jouer brillamment, mais, ensemble dans une même salle et sans partition commune, le résultat produit sera fatalement cacophonique. Le diagnostic réalisé dans le cadre du présent Atlas révèle déjà de nombreux problèmes ou risques (voir le chapitre « Les enjeux : opportunités risques et problèmes »). Certes les mesures de protection, nombreuses, couvrent une part exceptionnelle de l'île, jouant leur rôle de « préservation » des paysages. Mais ces mesures sont limitées : elles concernent surtout les espaces de nature, et se cantonnent à ce à quoi elles sont destinées (la préservation de ce qui existe) ; elles ne préjugent en rien de ce qui est à construire, à fabriquer et à inventer : les paysages du quotidien, ceux qui sont habités, travaillés et circulés chaque jour : quel cadre de vie souhaite-t-on pour demain ? Même pour les espaces de nature protégés, la question de la gestion, irréductible, déborde celle de la protection : « gérer pour qui, pour quoi et comment ? » sont des interrogations qui dépassent l'existant et concernent l'avenir, obligeant à faire des choix.
La Réunion dispose par ailleurs d'un document réglementaire d'ensemble, le Schéma d'aménagement Régional, et de ses déclinaisons intercommunales et communales par SCOT et PLU. Ces documents d'urbanisme, chacun à leur niveau, influent sur les paysages de demain. Ils répondent ensemble en partie aux questions « quoi ? où ? et combien ? ». Mais leurs réponses en termes de logements, d'équipements, d'activités, de transports et d'environnement restent relativement peu éclairés, alimentés ou tenus par un dessein de paysage. Le désir de cadre de vie n'est pas exprimé autrement que par une préservation d'espace existant ; il infuse peu les choix stratégiques (quoi ? pourquoi ?) et encore moins les choix opérationnels sur les façons de faire (comment ?). C'est que la question du paysage ne relève pas que du réglementaire : elle est surtout liée à une culture partagée.
Ainsi, le paysage dans son ensemble est une question d'avenir ; il ne peut plus être seulement considéré comme une conséquence fortuite des actions sur le territoire. Se poser la question du paysage souhaitable, désirable, pour La Réunion et ses habitants offrent l’opportunité d’une vision harmonieuse du développement, qui dépasse les logiques sectorielles, les critères quantitatifs, les champs de compétences respectifs, les limites territoriales des uns et des autres. Le projet de paysage n’est pas une question de spécialiste, mais cela devient une question de société. C’est aussi une question qui croise les trois axes du développement durable, un point de rencontre entre les logiques environnementales, économiques et sociales, un moyen pour penser La Réunion durable et en faire un territoire vivable, viable et équitable.
Parce que le cadre dans lequel on doit vivre se désire, s'imagine et se fabrique, le présent Atlas, dans cette dernière partie, propose des orientations d'avenir pour l'espace Réunionnais. En considérant le paysage comme projet et non plus seulement comme conséquence, en plaçant le cadre de vie au cœur de la réflexion et non plus à la marge, ces orientations ont vocation à réinterroger les politiques et les pratiques de l'aménagement. Ainsi formulées et illustrées dans l'Atlas, elles n'ont pas de portée réglementaire : les principes proposés visent à développer la culture partagée du bien faire pour bien vivre ensemble.
Concrètement, ces orientations peuvent utilement alimenter les cahiers des charges des consultations dans le domaine de l'aménagement, et se prolonger par la conception d'outils de communication spécifiques et ciblés. Elles peuvent aussi trouver des prolongements par l'élaboration de chartes et de plans de paysage, traduisant l'esprit de l'Atlas aux échelles intercommunales et communales. Enfin et surtout, elles méritent de faire l'objet de débats pour être partagées et précisées avec les acteurs concernés, mais aussi articulées avec les outils existants ou à mettre en œuvre. L'ensemble se traduirait alors en « objectifs de qualité paysagère » au sens de la Convention Européenne du Paysage.
Pour préparer ce travail d'animation de projet, l'Atlas développe les orientations en trois chapitres :
Le « jardin » est synonyme de paradis. Étymologiquement, il signifie espace clos, fermé sur lui-même. C’est un lieu de représentation du monde et d’expérimentation. Enfin, il sous-entend un travail permanent de gestion. La Réunion de demain peut-elle être regardée - mais aussi aménagée et gérée - comme un jardin ?
La Réunion conçue comme île-jardin propose de reprendre à l’échelle du territoire ce que la culture réunionnaise traditionnelle porte de meilleur à l’échelle de la parcelle : cette capacité à composer un cadre de vie délicieux, où s’imbriquent savamment la case, la cour et le jardin, l’intérieur et l’extérieur, l’architecture et le végétal, l’intime et l’offert, la production et l’agrément. Cette valeur est fondatrice d’une culture partagée, profondément chevillée au cœur des Réunionnais. Elle tient dans une même affection toutes les couches sociales, de la grande case ancrée dans ses terres agricoles au plus modeste bois-sous-tôle fiché au bord de la route. Elle est le point de convergence des différentes cultures. En cœur de ville ou en cœur d’îlet, dans les Bas comme dans les Hauts, riche ou pauvre, d’origine européenne, africaine, malgache, indienne ou chinoise, chacun a su, avec ses moyens, composer avec une nature à la fois prodigue, violente et fragile pour organiser amoureusement sa parcelle de bonheur et l’offrir au passant ou à ses proches. C’est ce paradis là, fruit de la fécondation de la nature par la culture, qui est à réussir pour l’île tout entière.
La Réunion n’est plus un farwest, une terre de conquête, une colonie ; en étant petite, fermée sur elle-même et isolée dans l’Océan Indien, elle n’a pas d’autre solution que de se développer de façon durable : pas d’espoir illusoire de gagner d’autres terres, d’autres ressources, que celles en place, si celles-ci viennent à s’épuiser par gaspillage. La Réunion sera durable ou ne sera pas. La voici condamnée à l’excellence environnementale. Elle constitue le paradigme de la planète terre, isolée dans le vide abyssal de l’espace, sans échappatoire.
Bénéficiant des soutiens de l'Europe et de la métropole, La Réunion peut mieux qu'ailleurs inventer son devenir, ouvrir des voies, montrer l'exemple. Ici, la conscience de la finitude, de la petitesse et de la fragilité du cadre de vie commun est plus sensible qu'ailleurs : on vit nombreux sur une terre exigüe, dans une situation isolée, au contact d'une nature belle mais rude (volcanique, océanique et cyclonique) et fragile. C'est ainsi que La Réunion expérimente déjà les concepts de développement durable en matière d'énergie renouvelable, au travers du projet "Réunion 2030-GERRI". Il s'agit d'un programme partenarial conduit conjointement par l'Etat, le Conseil Régional et le Conseil Général. Il associe l'ensemble des collectivités territoriales, des industriels et investisseurs. Il consiste à faire de La Réunion un espace d'excellence internationale sur le développement durable, dans les domaines de la maîtrise, de la production et du stockage de l'énergie, des déplacements, de l'urbanisme et de l'aménagement durable. En matière de gestion environnementale, La Réunion a aussi innové en créant le premier Parc National nouvelle génération, issu de la Loi Parc qui a spécifiquement introduit la préservation des paysages dans les missions des Parcs. En matière d'habitat, La Réunion est le seul département d'outre-mer à porter un projet d'EcoCité (TCO) ; une politique puissante d'innovation en matière d'architecture durable tropicale trouverait tout son sens dans le contexte de fort enjeu de construction et de requalification que connaît l'île ; de même en matière de transports et déplacements, qui pourrait totalement renouveler le rapport des Réunionnais à l'espace en sortant du tout-voiture et de la dépendance au pétrole.
La Réunion n’est pas une terre simplement à protéger, à mettre sous cloche, à soustraire aux hommes. Même ses espaces les plus naturels doivent faire l’objet de projet, au-delà de leur seule protection, pour orienter les choix de gestion : par exemple les choix des dosages et des formes d’accueil du public, ou de lutte contre les plantes envahissantes. Le volcan et la forêt primaire de Bébour font ainsi partie de l’île-jardin parce qu’ils doivent être gérés.
Cette terre fragile, aussi intensément habitée et parcourue, nécessite d’être soignée partout, quel que soit l’espace considéré, pour constituer un cadre de vie équitable, viable et vivable. Comme un jardin, elle demande un travail permanent pour offrir de façon renouvelée et pérenne ce qu’elle peut offrir de meilleur : jardin à parcourir et à découvrir par ses chemins et par ses routes, jardin habité pour ses villes et ses bourgs, jardin cultivé et de production pour ses espaces agricoles et pour ses espaces d’activités, jardin sauvage pour ses espaces de nature.
Dans le présent Atlas, 36 orientations sont proposées, déclinées sous cinq chapitres thématiques : les paysages agricoles, les paysages de l'habitat, les paysages des activités, les paysages des infrastructures et les paysages de nature. Toutes sont sous-tendues par le concept d'île-jardin.
Jardin habité : un urbanisme à la fois économe de l'espace et végétal, profitant des bienfaits climatiques, économiques, sociaux, psychologiques, culturels et esthétiques des plantes d'ombrage, de production, d'agrément, dans les parcs, les jardins et surtout dans les espaces publics des villes et des bourgs ; des espaces publics de proximité aménagés pour la population, permettant de limiter l'usage de la voiture, d'offrir un cadre de vie de qualité, de répartir la fréquentation des sites touristiques en évitant la surpopulation sur les grands sites naturels fragiles du littoral et des Hauts ; une architecture adoucie, économe en énergie, porteuse d'une personnalité à la fois contemporaine et respectueuse des contextes, associée au végétal.
Voir : 2. Orientations et recommandations pour les paysages de l'habitatJardin productif : des activités économiques et énergétiques économes en espace, où les activités s'associent aux quartiers d'habitat et aux réseaux de transports en commun, offrant une image valorisante de l'île depuis les infrastructures et un cadre de travail attractif pour les habitants, limitant les emprises minéralisées et s'inscrivant dans un cadre adouci par le végétal.
Voir : 3. Orientations et recommandations pour les paysages des activités et de l'énergie
Jardin à parcourir et à découvrir : un triple réseau pour des mobilités durables :
Voir : 4. Orientations et recommandations pour les paysages des déplacements
Jardin sauvage : des espaces naturels non seulement protégés mais gérés, pour préserver la biodiversité, pour organiser et maîtriser l'accueil et la fréquentation du public, pour réduire l'envahissement des plantes exotiques ou « pestes », pour limiter les risques d'érosion, d'inondation et de feux de forêts, pour protéger et produire des ressources renouvelables (eau, bois).
Voir : 5. Orientations et recommandations pour les sites et paysages de nature
A l’échelle de l’île et de façon schématique, la traduction spatiale des orientations propose d’associer deux types de structures :
Au final, les territoires qui cumulent les enjeux de paysage les plus nombreux et les plus complexes sont les territoires urbains ou en voie d'urbanisation :
Ces quatre territoires correspondent aux pôles de l'armature urbaine prévus au SAR. Aujourd'hui étendus, ils représentent systématiquement plus qu'une commune ou un site urbain, marquant une extension par rapport aux territoires d'enjeux majeurs identifiés en 1994 dans l'étude paysagère de La Réunion (DDE-DIREN/Agence Folléa-Gautier paysagistes-urbanistes). Ainsi :
Les pages suivantes synthétisent les enjeux majeurs de paysage par unités de paysage.