Atlas des paysages de La Réunion




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Le bon pays sans beau paysage


LA REUNION PERCUE COMME UN GARDE-MANGER PARADISIAQUE (XVIIe siècle)


1. LA DECOUVERTE DE L’ILE

    On sait que l’île a vraisemblablement été, sinon découverte, du moins vue, par des navigateurs arabes qui décrivent, au XIIe siècle, une haute montagne “qui brûle tous ceux qui s’en approchent”. C’est toutefois beaucoup plus tard, à l’aube du XVIe siècle, que l’île est située sur une carte et réellement évoquée. Un portulan d’Alberto Cantino daté de 1502, conservé au Musée de la Marine de Lisbonne, situe Madagascar et trois îles à l’est : “Dina Mozare”, (“l’île de l’Est”, aujourd’hui Rodrigues), “Dina Arobi” (“l’île abandonnée”, aujourd’hui Maurice) et “Dina Margabim” qui signifie “Ile de l’Ouest” et qui est aujourd’hui La Réunion.
La Réunion, comme Madagascar d’ailleurs, a en fait été découverte par hasard, à cause des tempêtes qui ont repoussé les bateaux portugais trop à l’Est après le franchissement du Cap de Bonne Espérance.

Mais à peine découverte, l’île retombe dans un oubli presque total pendant plus d’un siècle. Elle n’offre rien en effet aux navigateurs venus d’Europe : pas d’or, pas d’épices, pas de population à évangéliser. Elle ne sert même pas d’escale sur la route des Indes car on préfère à l’époque la route du canal de Mozambique. Les rares marins qui s’aventurent dans cette partie de l’Océan Indien préfèrent encore s’arrêter à Cirné, la future Ile Maurice, qui a au moins l’avantage d’offrir des ports naturels sûrs. Mascarin, ou Santa Apolonia, autrement dit la Réunion, n’a pas de port, même pas de rade véritable : à la mauvaise saison, un coup de vent peut aisément briser un navire sur la côte rocheuse.
Le XVIe siècle ne nous a ainsi légué le souvenir d’aucune relâche dans l’île qui nous intéresse.

2. PREMIERS RECITS DE DECOUVERTE (DEUX PREMIERS TIERS DU XVIIe SIECLE)

La plus ancienne mention que l'on possède du passage d'un européen à la vue de Bourbon concerne le navigateur hollandais Verhuff qui rentrait de Java, à bord du Middelburg, en 1611. Cette île n'est pas habitée, rapportent les frères de Bry, mais on peut s'y procurer des vivres, les tortues, les poissons et les oiseaux y étant très abondants.

A partir de cette date, les récits de navigateurs se succèdent. Ils ont été réunis par l'historien Albert Lougnon dans son précieux ouvrage "Sous le signe de la Tortue":
L'anglais Samuel Castelton en 1613, le R.P. d'Almeida et le R.P. Luis Mariano, portugais, en 1616, le Hollandais Bontekoe en 1619, dont le récit de ses aventures un peu partout dans le monde (il voyagea en Chine et au Japon) connut un immense succès, l'anglais Thomas Herbert en 1629, François Cauche en 1640.

En ce milieu du XVIIe siècle, l'île connaît ses premiers habitants. Installation bien involontaire, comme on le verra, puisqu'il s'agit de douze mutins exilés sur l'île par le gouverneur de Fort-Dauphin Pronis en 1646.

Le successeur de Pronis, Etienne de Flacourt, après avoir rappelé en 1649 les mutins, parle également de Bourbon dans son "Histoire de la grande Isle Madagascar", à partir du récit de ces premiers habitants forcés. Il y ajoute le récit d'Antoine Thoreau, exilé sur "l'Ile Bourbon" (le nom est donné par Flacourt lui-même) avec sept autres français et six malgaches de 1654 à 1658.

Et les récits se succèdent : celui d'Urbain Souchu de Rennefort en 1665, de François Martin en 166 et 1667, de Carpeau du Saussay en 1666, de Montdevergue, de Jacques Ruelle et du Père Claude Guiart en 1667, du médecin Dellon en 1668, de Dubois et du Père Vachet en 1669, de La Haye ou de ceux de sa suite en 1671, du journal de navigation du navire Le Breton commandé par Duclos en 1671, de Bélanger de Lespinay en 1674, de Henri Duquesne (qui, sans jamais y avoir été, souhaite convaincre des huguenots de s'y installer pour fuir les menaces nées de la révocation de l'Edit de Nantes par Louis XIV), en 1689, de Guillaume Houssaye en 1689, de François Leguat, un huguenot justement, mais qui n'a fait que passer au large de l'île sans s'y arrêter en 1691, etc.

Que retenir de tous ces textes pour le sujet qui nous intéresse?

    Il est frappant, à leur lecture, de constater leur grande similitude. Presque tous comparent l'île à un paradis terrestre, tous évoquent l'abondance de ses eaux, la multitude d'oiseaux qui, ignorant l'homme, viennent se poser sur eux, la multitude de poissons, d'anguilles, de tortues, la salubrité de l'air, l'absence d'animaux dangereux, etc.

Pour tous ces hommes de passage, qui souvent viennent de passer de longs mois sur mer, ont essuyé des tempêtes, ont évité les pirates, sont malades, la seule préoccupation dans cette escale sur la route des Indes est de reprendre des forces.

Le premier souci est de trouver un port naturel, ou au moins une rade accueillante. De ce côté-là, l'île n'est pas paradisiaque, avec sa côte rocheuse et ses pentes qui descendent droit dans la mer tout de suite profonde.

Mais une fois que l'on a réussi à mouiller (la rade de Saint-Paul sera vite le lieu prioritaire du débarquement), le paradis s'offre à qui doit "récupérer" avant de reprendre la mer : et c'est un paradis tout alimentaire. L'intérêt de tous ces hommes tourne autour de l'estomac : et la Réunion est vue à l'époque comme un grand garde-manger dont on prend plaisir à dresser la liste de ses alléchantes richesses.

En revanche aucun récit de l'époque ou presque ne décrit l'île et ses paysages. L'île est absolument inconnue de ceux à qui s'adressent les récits, mais les évocations de l'apparence qu'elle peut prendre restent extrêmement sommaires.

L'anglais Samuel Castelton, qui n'est pas le plus avare dans la description, remarque que "la pointe nord-est de l'île est haute et abrupte. Un peu dans le sud-est, la terre est basse et arrosée par un joli cours d'eau." C'est tout. Et si ce cours d'eau est "joli", ne nous y trompons pas : ce n'est pas pour des raisons esthétiques mais simplement pratiques : il permet l'approvisionnement en eau potable ; il ajoute d'ailleurs aussitôt :

"Quoique les canots ne puissent pas y pénétrer, et qu'il faille aller chercher l'eau à une certaine distance du rivage, ce n'en est pas moins une excellente place pour s'en approvisionner". Il ajoute enfin : "L'île est toute boisée ; aussi l'ai-je dénommée  'England's forest".

Hormis l'attention aux ressources alimentaires de l'île, la présence de montagnes et de forêts seront ainsi les seuls traits de caractère de l'île qui vont être évoqués, et ce de façon extrêmement succincte.

Pour le R.P. d'Almeida, "l'île entière n'est qu'un rocher" (1616).
Pour le R.P. Luis Mariano, la hauteur de l'île de Mascarenhas est "considérable" et, "malgré son aspect verdoyant et l'abondance de ses eaux, nous a semblé sans grand intérêt" (1616).
Bontekoe, qui y séjourne 21 jours, s'émerveille de la facilité de l'approvisionnement grâce à l'abondance de "gibier" mais ne dit rien de l'aspect de l'île (1619).
Pour Thomas Herbert, l'île "est si haute que sa tête est souvent enveloppée de nuages. Elle est partout verte et agréable, partout agréablement revêtue d'une belle livrée particulièrement de plusieurs sortes d'arbres dont la hauteur est admirable et le branchage plus épais qu'en aucun autre lieu du monde" (1629).
Pour le journal de bord d'un autre anglais, le Hart, il s'agit d'une "terre escarpée" (1629).
Rien sur l'aspect de l'île par François Cauche (1640).
Le texte de Flacourt, qui a récupéré les premiers habitants de l'île après leur séjour de trois ans (de 1646 à 1649), est à peine plus précis sur l'aspect de l'île. Il est toutefois le premier, curieusement, à noter la présence d'un "pays brûlé" et dit-il, "sur la montagne il y a toujours du feu ainsi qu'en l'île Fuego du Cap Vert."

Pour le reste, comme tous les autres "visiteurs" de l'époque, Flacourt évoque un pays de cocagne, dressant l'inventaire des richesses en nourriture, la présence d'eau pure, la salubrité de l'air, la présence de bois propres à bâtir maisons et navires ou à sécréter "des gommes odoriférantes ainsi que le benjoin qui s'y trouve en quantité".
Le récit semble-t-il enthousiaste des douze mutins l'incite à considérer l'île pour la première fois non seulement comme une escale mais comme une colonie potentielle :

"la terre y est très fertile et grasse. Le tabac y vient le meilleur qui soit au monde. Les melons y sont très savoureux, dont la graine y a été portée par ces misérables exilés : ce qui fait juger que toutes sortes de légumes et fruits y viendront à merveille".  Il sera d'ailleurs le premier à prendre possession de l'île au nom du Roi et la baptisera du nom de Bourbon.

Dans la deuxième édition de son histoire de la grande île Madagascar, Flacourt a ajouté le mémoire d'Antoine Thoreau, dit Couillard, exilé sur l'île de 1654 à 1658 en compagnie de sept autres français et de six malgaches. Ce texte contient la première relation d'un périple dans l'île. Il est encore très imprécis, voire fantaisiste puisqu'il invente l'existence d'un lac de montagne duquel couleraient sept rivières. Ce n'est pas encore un paysage qui naît de leur découverte mais simplement un pays avec ses potentialités d'exploitation. C'est ce qui explique que, de son tour d'île, Thoreau perçoive trois éléments :

-la fertilité de la côte nord-est
- la stérilité de la côte est et du Grand-Brûlé
- la présence d'eau sur la côte sud-ouest, sans doute vers la plaine du Gol
- et rien sur la côte ouest sinon qu'elle est inhabitable (ce qui bien sûr nous fait sourire lorsqu'on observe la répartition de l'habitat aujourd'hui) :
Voici ce témoignage d'Antoine Thoreau relaté par Flacourt :

"En attendant la saison de planter nous prîmes résolution de faire le tour de l'île, un autre français et moi, pour découvrir ce qu'il y avait à faire et pour connaître la terre. Au bout de deux jours que nous fûmes partis, nous trouvâmes un côté de l'île, qui est de la pointe du nord jusqu'à la pointe de l'est, de 15 lieues de long, bien habitable et fort agréable, qui est une terre belle, toute entrelacée de sept belles rivières qui proviennent toutes d'un grand lac qui est tout entouré de montagnes ; si bien que l'on ne saurait trouver une terre plus fertile en toutes choses que l'on y pourrait planter pour sustenter le corps humain et pour faire force tabac, aloès, sucre et autres marchandises qui se plantent sur terre, si ce n'était l'abord en est un peu fâcheux en aucuns temps, à cause du débarquement où il n'y a que des cailloux sur le rivage.
De la pointe de l'est à la pointe du sud est un pays de 20 lieues de long qui est tout brûlé par le feu du ciel, sinon d'aucunes taches où le feu a passé autour ; encore y en a t'il peu. Ce pays, en apparence a été plus beau que celui qui est décrit ci-devant ; mais le feu a brûlé et séché toute eau et rivière jusqu'aux pierres, si bien que l'on ne peut juger autre chose sinon charbon de terre (...) Le feu fut (?) dès la pointe du sud et prend son chemin par-dessus les montagnes.
En traversant le pays, de la pointe du sud à la pointe de l'ouest, est encore une petite contrée d'environ six lieues où il y a un étang et une rivière qui traverse tout le pays (sans doute aujourd'hui l'étang du Gol).
De l'ouest au nord (ouest) est un pays inhabitable jusqu'au grand étang (...) (celui de Saint-Paul, où Thoreau habite avec ses compagnons).
L'île a quelque 60 lieues de tour et 10 lieues de large. Nous fûmes onze jours entiers à faire le tour d'icelle."

    C'est à peu près vers cette époque que les hauteurs de l'île ont dû commencer à être visitées, voire "habitées", à la suite du troisième séjour d'habitants sur l'île. Mais là encore, c'est bien par la force des choses que ces hauts ont été investis !

En 1663, deux français quittent Fort-Dauphin pour s'y établir. L'un s'appelle Louis Payen. Ils sont débarqués avec quelques malgaches parmi lesquels des femmes. Ce sont les hommes malgaches qui se rendront bientôt marrons "dans les montagnes où ils étaient imprenables et rarement visibles" (Souchu de Rennefort, 1665) à cause des deux français qui refuseront de les laisser disposer des femmes.

François Martin, "sous-marchand" à bord de l'Aigle Blanc fit un premier séjour sur l'île en 1665 puis un deuxième en 1667. Ses récits tranchent avec ceux de ses contemporains, puisqu'il est le premier à relativiser la vision de paradis de l'île. Il est le premier à parler de la raréfaction du gibier :

"Nous ne vîmes ni oies ni poules d'eau sur l'étang de Saint-Paul qui en était tout couvert autrefois, et l'on était obligé d'aller à trois ou quatre lieues de l'habitation pour y trouver du cabri et du cochon". Il note également la multiplication des rats : "Cette vermine a tellement multiplié dans l'île qu'on la prend pour un fléau que Dieu y a envoyé, pour le désordre qu'elle cause aux plantations".

Il tempère les propos qui font croire que tout peut pousser dans l'île, et sa lucidité détonne dans le concert de louanges que l'on lit de ses contemporains.
D'après lui, les hauteurs font l'objet de timides incursions :
"Plusieurs personnes qui ont resté dans l'île ont tenté par diverses fois de la traverser du nord au sud ou de l'est à l'ouest pour tâcher à reconnaître un étang que l'on avait marqué dans les cartes sur la plus haute montagne de l'île (ce fameux lac "tout entouré de montagne" imaginé par Antoine Thoreau et reporté sur la carte par Flacourt!). Ces découvreurs n'ont pu arriver jusque là : la difficulté des chemins, les montagnes qu'il faut grimper et la vue des précipices qu'il faut franchir ont fait retourner ces gens-là sans avoir pu passer au lieu où ils avaient dessein d'aller, et il y a peu d'apparence que jamais personne y ait été."

Il ajoute lucide :
"L'étang que l'on voit marqué dans les cartes est apparemment un jeu de dessinateur".

Notons toutefois que, malgré la difficulté des incursions, la montagne n'est pas forcément perçue comme hostile ; François Martin assure que "l'on a reconnu dans ces tentatives que l'on a faites, qu'il y a de beaux pays dans le plus haut de l'île, des campagnes fort étendues, bonnes et remplies d'herbes, des arbres d'une grosseur et d'une hauteur extraordinaires".

Là encore, s'il ne s'agit pas de paysage, mais le pays, même montagneux, apparaît par endroits potentiellement bon.

Après Carpeau du Saussay, plusieurs textes reprennent l'évocation classique du bon pays, abondant en gibier, en eau pure, sain, etc. L'île est presque systématiquement comparée au "paradis terrestre" (Jacques Ruelle, Père Claude Guiart, Abbé Carré, Boureau-Deslandes...) ou mieux au "paradis des délices du genre humain", selon le Père Vachet ! Mais il n'y a toujours aucune vision de paysage dans la débauche des richesses toutes terrestres et notamment alimentaires de l'île. Et le "prospectus" imprimé par Henri Duquesne en 1689 où il vante les avantages de l'île qu'il nomme Eden pour attirer les Huguenots menacés par la révocation de l'Edit de Nantes n'échappe pas à la règle.

La relation de Guillaume Houssaye sur le séjour de quelques jours qu'il fit en 1689 est la première à évoquer la côte Ouest, en terme il est vrai encore très "maritimes". Et là encore il ne s'agit que de pays, dans lequel on juge sa capacité à produire :

"Les Trois-Bassins sont au pied d'une ravine qui est la plus proche de Saint-Gilles vers le sud. Ensuite il y a un petit cap environ une lieue au sud, qui est un peu plus escarpé, où il y a deux fort grandes ravines. Ce cap est nommé le Colimaçon. Les chaloupes n'y peuvent approcher, mais à demi-lieue de là il y a une petite anse au-dedans des cayes appelée le boucan de Laleu (ou Saint-Leu), où les chaloupes se peuvent mettre à l'abri sans risque (...). Il est à remarquer que de là à la grande pointe, distante d'une lieue, il y a un autre petit cap où les cayes ou récifs contiennent tout le long de la côte sans qu'on en puisse approcher pour descendre à terre. (...) De Saint-Gilles à la grande pointe tout ce pays est brûlé et n'est presque que roche où il ne croît rien du tout, que des arbres de benjoin et des lataniers dont les cabris vivent".

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