Atlas des paysages de La Réunion




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Du pays affreux au paysage sublime

Patu de Rosemont, Bory de Saint-Vincent et l'invention des paysages de la montagne (fin XVIIIe siècle)


1. LA DÉCOUVERTE DES PAYSAGES DE MONTAGNE EN EUROPE

Naissance des Alpes.
Le XVIIIe siècle est l'époque où, en Europe, le paysage de montagne est inventé. Alain Roger a retracé les grandes lignes de cette découverte en Europe. Au début du XVIIIe siècle, Montesquieu désigne encore la montagne de "pays affreux". L'Abbé Morelly affirme qu' "il faut préférer les penchants arrondis d'une colline, le creux d'un beau vallon". "Laissons la montagne aux amants malheureux, aux hypocondriates et aux ours!", ajoute-t-il.

Mais progressivement le regard évolue. Le livre de Haller "Die Alpen", publié en 1735, connaît un succès considérable. Dans "La Nouvelle Héloïse", Rousseau dépeint les paysages du bord du Léman, où l'on s'installe "en face de ce décor complet, avec donnant au premier plan les hauteurs riantes et fertiles, au second plan dans un lointain suffisamment éloigné pour qu'aucune impression de crainte n'en résulte, les monts arides du Valais aux cimes sourcilleuses".
Avec les guides Pezay, Boufflers, Bourrit, de Luc, du Sault et surtout de Saussure, la société découvre ces paysages de montagne, et bientôt ne voit plus qu'eux. Le tourisme démarre en Angleterre et les anglais vont visiter les Alpes.

Bertin et les Pyrénées.
Au XVIIIe siècle, un poète de la Réunion découvre lui aussi la montagne ... mais ce sont les Pyrénées. Il s'agit d'Antoine Bertin, né à Sainte-Suzanne en 1752, et qui quittera l'île en 1761. Sa découverte des Pyrénées mérite d'être citée, car elle est révélatrice de ce moment très particulier où la montagne devient pour ceux qui la découvrent l'objet d'une sorte de fascination. C'est de sa "lettre à Monsieur le Comte de Parny, écrite des Pyrénées", qu'est extraite cette description :

"Vous avez si souvent entendu parler des Pyrénées, que je n'entreprendrai point ici de les décrire. Je serais d'ailleurs embarrassé de vous peindre l'étonnement, l'horreur et l'admiration dont j'ai été saisi à leur approche : Depuis Lourdes jusqu'à Saint-Sauveur, vous montez constamment par un chemin taillé dans le roc, et vous voyez sans cesse, à deux ou trois cents pieds au-dessous de vous, tantôt à votre droite, tantôt à votre gauche, un torrent qui semble avoir employé des milliers de siècles à se frayer une route à travers ces masses de granit, et dont le bruit horrible vous annonce encore sa présence, quand votre œil ne peut le suivre au fond du précipice. Nous nous trouvâmes entourés d'un amas prodigieux de rochers énormes et carrés, de trente ou quarante pieds sur toutes les faces... Ils sont portés à vide les uns sur les autres, sans aucun mélange de terre ni de sable ; et de quelque côté qu'on les envisage, ils menacent. Cet endroit est très bien nommé "le chaos". L'imagination ne peut rien concevoir de plus horrible et de plus beau, de plus triste et de plus imposant ... ... Nous arrivâmes enfin à Gavarnie ... Je me crus tout d'un coup jeté dans un désert à cent lieues de l'Europe et de vous, seul en un mot dans l'univers. Figurez-vous, s'il est possible, un vaste amphithéâtre de rochers perpendiculaires, dont les flancs nus et horribles présentent à l'imagination des restes de tours et de fortifications, et dont le sommet ruisselant de toutes parts est couvert de neiges éternelles. L'intérieur de l'enceinte, l'arène, si j'ose ainsi m'exprimer, est jonchée d'un amas effroyable de décombres, et traversée par des torrents..."

Après avoir longuement poursuivi sa description du cirque de Gavarnie, Bertin finit sa lettre par un poème, dans lequel il s'extasie de "ces affreuses peuplades de noirs rochers au loin l'un sur l'autre étendus". "Tout m'attriste et me plaît", dit-il. "Sur la nature enfin tout force à méditer. Quelle est belle en ces lieux, quelle horreur elle inspire!"

On ne peut que regretter que Bertin ne soit pas retourné dans son île natale avant la fin de sa courte vie : il y eût trouvé sans doute bien des motifs d'admirables horreurs!

2. LA DÉCOUVERTE DU VOLCAN

A la Réunion, la transformation du regard sur la montagne s'opère aussi au cours du siècle, plus particulièrement tout-à-fait à la fin, à la charnière avec le XIXe siècle : c'est que la conquête du regard a dû s'opérer directement des plaines littorales cultivées aux reliefs impressionnants de l'intérieur de l'île sans avoir pour intermédiaire, contrairement à ceux qui découvrent les Alpes, les doux paysages des pâturages!
Et puisque les cirques sont tenus par des esclaves marrons qui rendent leur découverte trop dangereuse, c'est vers le volcan que portent d'abord les efforts en cette fin du XVIIIe siècle.

Encore en 1764, le Père Caulier qualifie le volcan de "cheminée de l'enfer". La savoureuse description de l'approche (il tente d'y grimper par les pentes du Grand-Brûlé) montre s'il le faut que la montagne est encore essentiellement un obstacle et une contrainte : il ne voit pas encore de paysage dans cet "affreux objet de curiosité" qu'est le piton de la Fournaise.

"Il faut habituellement trois jours de marche par ce que nous appelons "les branles"... Ces branles ne sont qu'une tissure de racines chargées de mousses, qui forment comme un treillis de plusieurs lieues d'étendue sur un terroir plus ou moins semé de cavités dont beaucoup sont assez profondes pour y donner ample sépulture à des voïageurs indiscrets ou mal guidés. Il faut donc faire ce trajet piès nus, si on ne veut être branlé et culbuté presque à chaque pas, au risque de se casser les jambes entre ces tissures ou même entièrement dans les cavernes qu'elles couvrent... Ce n'est pas assez de pouvoir compter sur la fermeté de la plante de ses piès comme nos créoles qui sont Carmes déchaux nés et qui embrassent ces racines de leurs piès et orteils presque aussi bien que les Européens pourraient le faire avec les mains. Il faut encore être durci au froid, qui est tel, si picquant et si interne dans les Hauts de notre isle, à cause des brumailles qui font la voute de l'atmosphère, qu'il y a danger de mort certaine si on a à le souffrir longtems sans feu et sans abri".

La montagne reste pour lui un danger et encore l'inventaire de tous ces périls ne concerne-t-il que l'approche, car, ajoute le Père Caulier :

"arrivé qu'on est à portée du volcan, nouveaux dangers et difficultés, encore plus insurmontables... L'auteur de la Nature a donné au volcan (un vaste bassin) pour recevoir ses explosions de matières bitumineuses et ardentes... Ce vaste bassin ... est encore bordé jusqu'à une distance considérable de montceaux de cendres afin que le curieux mortel ne puisse jamais voir de près cette bouche infernale. Il faut par conséquent réputer pour non véridique ceux qui, de la bouche ou par écrit, se vanteroient d'avoir des connaissances visuelles plus détaillées et plus merveilleuses. Le voïageur téméraire qui entreprendroit de pousser ses recherches au-delà n'en reviendroit certes jamais réciter les nouvelles à d'autres...".

Pas "téméraire", refroidi par une telle expédition, le Père Caulier ne poussera pas plus avant sa découverte des hauts. Mais il se trompe sans doute lorsqu'il dit que personne n'a jamais vu le volcan : car dès 1760, Donnelet a fait l'ascension d'un "mamelon central". Déjà le chirurgien de marine Fréri avait ouvert la voie en faisant demi-tour sur les grandes pentes en 1751. Il avait été suivi par l'Abbé de la Caille qui n'avait pas fait mieux en 1753. Et Jean Dugain a observé une éruption depuis le rempart de l'Enclos en 1755.

C'est toutefois en 1771, avec Commerson et Lislet-Geoffroy, que les manifestations de la Fournaise commencent à être mieux connues. Et en 1791, l'expédition de Hubert Robert, accompagné par Patu de Rosemont, permet la découverte d'un énorme cratère à côté du mamelon. Cratère qui sera baptisé "Dolomieu" par Bory-de-Saint-Vincent en 1801.

Patu de Rosemont et Bory-de-Saint-Vincent : nous sommes au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, et voilà deux noms qui apparaissent fondamentaux pour la découverte des paysages de l'île. Ce sont eux les premiers qui représentent enfin les paysages de l'intérieur de la Réunion, qui les voient. Sous leur plume et sous leurs pinceaux naissent les paysages. Ce sont eux qui commencent à transformer l'île d'un pays dont on inventorie les ressources et que l'on cartographie en un vrai paysage que l'on parcoure, que l'on voit et que l'on apprécie. Ils méritent qu'on s'y attarde un moment.

3. PATU DE ROSEMONT

Fin 1788, le hasard contraignait Jean-Joseph Patu de Rosemont, jeune parisien officier auxiliaire de marine marchande, à séjourner quelques mois à Bourbon. Séduit, il s'y marie, s'installe à Saint-Benoît comme habitant, et y élève  onze enfants. Il regagnera la France 29 ans plus tard, où il mourra en 1818, un an après son retour.
Durant toute sa vie sur l'île, Patu de Rosemont a dessiné et peint des paysages. Ses aquarelles sont sans doute les premières représentations connues de l'île faites dans un but esthétique.

Il ne se cantonne pas dans son quartier de Saint-Benoît. Dès 1789, on l'a vu, il visite le volcan en compagnie de Joseph Hubert et de Dumonier, et il en rapporte des croquis.

En 1791, il entreprend une excursion autour de l'île, et l'on sait qu'il peignit en 1792 une série intitulée "Bourbon pittoresque, ou trente croquis lavés à l'aquarelle représentant des vues de l'île Bourbon", qu'il expédia à son frère, et qui sont malheureusement perdues aujourd'hui.

Mais il semble, lorsqu'on observe ses représentations qui nous restent, qu'il soit surtout attiré par les paysages des ravines. C'est sans doute par là, d'ailleurs, qu'il s'enfonce dans l'intérieur de l'île : ainsi sont représentés le bassin des hirondelles, la rivière des Roches, la cascade de la rivière des Roches, le Bras Amal, la rivière du Mât, ...
Chacune de ses représentations s'attache à un motif que l'on qualifierait aujourd'hui de romantique : une grotte pour le bassin des hirondelles, un arbre penché sur l'eau pour la rivière des Roches, ... Ses lithographies de la rivière des Roches insistent sur la présence de lave "en tuyaux d'orgue".

La belle aquarelle du Bras Amal est plus dramatique, avec ses arbres contournés qui s'effacent dans un ciel menaçant.

L'aquarelle de la Rivière du Mât est particulièrement belle : elle est réalisée depuis le fond de la rivière, qui est à sec et sur lequel pousse une végétation conquérante. On devine dans le lointain la profondeur du cirque de Salazie, signalé, au milieu de l'image, par la silhouette caractéristique du piton d'Enchaing.
Mais ses représentations restent variées : on trouve en particulier une représentation de l'anse des Cascades qui, signe de l'époque, fait la part belle à une ruine de case au premier plan mais qui, curieusement, ne représente pas les cascades elles-mêmes. Dans "Environs de Bras-Panon", les hautes cimes des montagnes et des crêtes servent de toile de fond pour un premier plan d'étude d'arbres, parmi lesquels on reconnaît la silhouette gracile du palmiste et celle du vacoa.

Son "Eruption du volcan de l'île Bourbon", peinte le 8 septembre 1812, est prise vraisemblablement depuis le Piton Rond qui domine l'Anse des Cascades. On aperçoit au premier plan les porteurs qui s'y reposent, au second plan le quartier de Bois-Blanc avec quelques cases, et enfin le volcan qui fume, qui coule et qui saigne, avec toute la côte du Grand-Brûlé. Représentation étonnamment douce et calme de ce paysage de création du monde, qui contraste, on le verra, avec les évocations écrites de ses contemporains : en fait Patu de Rosemont est très sensible à la lumière, particulièrement à celle du soir, qui baigne nombre de ses oeuvres et adoucit le sujet représenté.

4. BORY DE SAINT-VINCENT

Tandis que Patu de Rosemont peint, Bory-de-Saint-Vincent parcoure lui aussi l'île ; et sa découverte est relatée dans son "Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique", paru au début du XIXe siècle, à la fois par du texte et par des dessins. Son passage sur l'île est donc particulièrement intéressant pour le sujet qui nous intéresse.

Par chance, les deux hommes vont se rencontrer, et les vues de Patu de Rosemont seront pour certaines copiées par Bory de saint-Vincent. Bory raconte d'ailleurs leur rencontre :

"Hubert nous avait annoncés pour le 23 chez M. Patu de Rosemond, qui dessine et qui peint très agréablement le paysage. Il vint nous prendre le matin chez son oncle au quartier, pour aller de l'autre côté de la Rivière des Roches, où demeure M. Rosemond. Cet aimable habitant me montra son porte-feuille où était un grand nombre de vues du pays qu'il a dessinées avec le plus grand soin, et dont la plupart sont d'une vérité singulière ; il a saisi au suprême degré la végétation du pays ; les bambous, les vacois, les palmistes, les houatiers, les lataniers, etc., sont on ne peut plus heureusement rendus et groupés dans tous ses paysages. Sur le désir que je lui en témoignai, M. Patu m'offrit de copier tous les paysages qui pourraient me faire plaisir dans sa collection ; j'ai usé de cette liberté, en me réservant de rendre le témoignage qui est dû aux talens d'un amateur trop modeste, et de réclamer l'indulgence du lecteur pour les vues que j'ai prises, d'après nature, et qui ne peuvent supporter la comparaison."
Bory de Saint-Vincent ne va pas  se contenter de recopier les aquarelles de Patu, loin de là ; apparemment infatigable, il va mener plusieurs explorations dans l'île : la Plaine des Chicots au-dessus de Saint-Denis, le Piton des Neiges, la Plaine des Cafres et surtout le volcan. Il fera également un tour d'île complet, avant d'observer les pentes une dernière fois depuis le bateau qui l'emmènera loin de la Réunion.

Ses évocations sont remarquablement précises ; elles tranchent très nettement avec toutes celles qui l'ont précédé : ce sont les premières grandes descriptions de paysages que l'on connaît. Il y a surtout, malgré sa retenue toute scientifique (c'est un naturaliste, particulièrement sensible à la géologie), une véritable jouissance esthétique sur bien des paysages, non seulement, bien sûr, les paysages cultivés, (en particulier ceux de la côte Nord-Est, qui lui rappellent le Languedoc) mais aussi les paysages découverts depuis les points hauts dominants (Plaine des Chicots, Piton des Neiges, Col de Bellevue) ; la montagne est cette fois conquise par le regard, offrant des "tableaux magnifiques".

Les paysages où l'eau est présente sont également "magnifiques", à condition qu'ils soient riants ; il s'agit des rivières à débits doux avec des  cascades (rivière Saint-Denis, rivière des Roches) ; La Rivière de l'Est est trop sauvage pour être appréciée, et le Bassin la Paix l'est tout juste, grâce à "un je ne sais quoi qui en tempère la rudesse".

Si les montagnes deviennent des paysages "admirables" sous les yeux  de Bory, les simples espaces stériles ne sont encore que du pays. Hors des montagnes et des tableaux de nature majestueux qu'elles offrent, le critère de reconnaissance d'un paysage reste majoritairement celui de la fertilité qui le rendra "riant".
Ainsi tous les espaces stériles des bas de pentes, ceux de la Possession à Saint-Denis, ceux du Brûlé de Saint-Paul, ceux de la côte de lave fraîche de l'Est à Sainte-Rose, à l'Anse des Cascades, à Basse-Vallée, et dans une moindre mesure ceux de la côte Ouest depuis Saint-Pierre jusqu'à la ravine des Trois-Bassins, restent "lugubres", "remplis de tristesse", et ne sont pas encore, aux yeux de Bory, des paysages dignes d'une belle émotion esthétique.

Quant aux cirques, les paysages qu'ils offrent seront également révélés plus tard. Bory ne les parcourt pas. En revanche, il saisit admirablement la géographie d'ensemble de l'île et sa logique. Il comprend que l'île est formée de deux volcans distincts. S'iI ne parle pas encore de "cirques", il évoque l'existence de trois rivières avec leurs bassins respectifs : ainsi "la rivière des Galets est une des trois grandes rivières à bassins qui naissent de la base du Gros Morne." A l'époque de Bory, ces cirques sont encore à peine parcourus par des chasseurs : "certains chasseurs, dit-on, ont trouvé en la remontant (la rivière des Galets), un pas pour passer dans la rivière de Saint-Etienne et sont sortis par ce torrent, après être entrés par l'autre."

Mais l'intérêt majeur du texte de Bory tient à ses descriptions du volcan, qui, bien que stérile lui aussi, offre un spectacle si extraordinaire que les sentiments contradictoires de terreur et d'admiration, d'horreur et de majesté, d'épouvante et de merveilleux, se mêlent dans son récit et font l'exacte définition du sentiment éprouvé à l'époque pour la montagne : le sublime.  

Plutôt que de suivre le grand découvreur des paysages de l'île dans l'ordre exact de ses pérégrinations, nous préférons ici réunir des extraits de son texte par types de paysage :
  • les paysages des pentes cultivées
  • les paysages des ravines
  • les paysages perçus depuis les points de vue dominants
  • les paysages des pentes stériles
  • les paysages du volcan

Bory-de Saint-Vincent et les paysages des pentes cultivées :

La côte nord-est comparée au Languedoc.

“Ce qu’on nomme la partie du vent qui s’offrait à nos yeux, (Bory est sur le bateau qui va le débarquer à Saint-Denis) est la plus riante ; celle sous le vent passe pour la plus riche : mais elle est un peu sèche, et les sources y sont rares. La première, plus égale, s’élevant de la mer au faîte de l’île en pente douce, tempérée par des brises continuelles, et cultivée avec propreté, retrace souvent l’Europe et particulièrement le Languedoc, lorsque de loin on ne peut distinguer la nature de la végétation. Des girofliers, qui ressemblent à des bosquets d’agrément, des caféteries immenses et des champs d’épis dorés et agités par un mouvement de fluctuation continuel, parent cette terre dont ils font la richesse.
Plus nous approchions de Saint-Denis, plus la plaine semblait devenir étroite ; les montagnes se rapprochaient du rivage, leur pente devenait plus brusque ; enfin, l’encaissement de la rivière des Pluies, qui forme une fracture immense de la figure d’un V très régulier, entre des montagnes boisées, vint nous offrir un tableau sauvage, et un contraste avec la scène riante qui s’effaçait dans le lointain. Saint-Denis nous présenta à son tour ses rochers perpendiculaires ; et le Cap Saint-Bernard terminait par un mur à pic cette vue singulièrement composée.”

La côte Nord-Est entre Sainte-Marie et Sainte-Suzanne :

Ce chemin (...) est une véritable allée de vacois et d'autres arbres, plantés aux bordures des habitations. Le paysage est riant ; les champs de blé et de maïs me rappelaient les lieux fertiles de nos départements méridionaux".

Sainte-Suzanne :

"Ce quartier est plus joli (que Sainte-marie) parce qu'étant situé sur un sol humide et profond, la végétation y est plus vigoureuse". (La rivière Sainte-Suzanne) "forme plusieurs sinuosités remarquables". Nous côtoyâmes le long contour qu'elle suit dans l'atterrissement qu'elle a formé, ayant à droite la racine des montagnes ; celles-ci, dans tout ce trajet, sont défrichées et présentent l'aspect le plus riant".

La campagne-jardinée de Bras-Panon :

"L'habitation de M. Az*** est l'une des plus belle et des plus agréables des deux îles, par sa position agreste dont on a su tirer parti. Le Bras-Panon, dans lequel l'eau la plus claire coule toute l'année, la borde et la traverse en circulant sur un terrain heureusement inégal. Quand nous y étions, les vastes caféteries en fleurs exhalaient le parfum du jasmin? Des palmistes ménagés çà-et-là, des hoitiers, des lataniers, des roufia et des cycas plantés à propos, distribuaient un ombrage majestueux. Le jardin, surtout, reculé dans l'anse d'une montagne qui en circonscrit une partie, presque tout entouré d'eau courante, et auquel on arrive par une belle allée de filao, a quelque chose de romantique".

La transition de la ravine de Basse-Vallée et la côte sud avec ses pitons :

"(Le rempart de Basse-Vallée) supporte vers le milieu de sa longueur, un piton majestueusement arrondi, et que l'on distingue à grande distance" (sans doute aujourd'hui le piton Bernard). (...) A peine étions-nous rendus (Bory quitte la côte de Basse-Vallée en franchissant la ravine du même nom pour avancer vers Saint-Pierre), que nous fumes tentés de nous croire dans un pays tout différent ; (...) Un certain nombre d'habitations assez bien cultivées, une volcanisation d'apparence moins récente, une nature moins sévère, des hommes en plus grand nombre et d'un aspect plus civilisé, tout faisait un contraste frappant avec les lieux que nous venions de quitter. (...) Des pitons de forme cônique, ou arrondie, s'élèvent çà et là ; nous passâmes très près de celui qu'on appelle aussi Vincendo : c'est le plus remarquable ; il est situé tout au bord de la mer, à la droite et près de l'embouchure de la ravine ; il a le plus grand rapport pour la forme, la couleur et les dimensions, avec le Piton Rouge de Sainte-Rose. On distingue sur sa cime une dépression arrondie : on la reconnaît aisément pour les traces d'un ancien cratère qui était incliné par le côté d'où nous venions."

Un paysage qui a disparu aujourd'hui : la campagne riante de Trois-Bassins à Saint-Paul :

"La ravine des Trois-Bassins est profonde ; dès qu'on l'a traversée, le pays change d'aspect : des bois fleuris et une terre fertile parée de végétaux, délassaient nos yeux fatigués de ne voir que des rocs ferrugineux ou grisâtres. Jusqu'à Saint-Paul, la grande route parcourt une campagne inégale et riante. Il faut souvent monter et descendre, traverser au moyen de rampes assez brusques, les lits de beaucoup de ravins ; mais les sites sont variés, remplis d'oppositions heureuses, animées par des habitations bien tenues qui se présentent de tous côtés.
Les cafeyers me parurent généralement plus petits que partout ailleurs ; les immenses plantations qui en étaient formées étaient couvertes de fleurs éblouissantes ; en plusieurs endroits on eût dit qu'il avait neigé, et vers le soir l'air était parfumé de l'odeur de jasmin que répandaient ces belles caféteries.
Les monts, que nous laissions toujours à droite, s'élevaient insensiblement jusqu'au brûlé de Saint-paul ; leurs pentes douces composaient un vaste amphithéâtre de forêts".

Bory-de Saint-Vincent et les paysages des ravines :

La rivière Saint-Denis :

" De roches en roches, conduit par un grondement confus, on arrive assez vite à une cascade d'un jet de pierre de hauteur, et toujours assez abondante ; cet endroit est réellement magnifique. On a autour et devant sois le flancs presque à pic de l'encaissement de la rivière qui peut tout au plus avoir cent toises d'élévation au-dessus du bassin de la cascade ; ces flancs sont si resserrés qu'ils présentent, en quelque façon, un mur circulaire qui présent e çà et là des fougères d'un dessin recherché, formant d'élégantes masses de verdure dispersées sur des rocs sombres et pelés ; une seule fracture formée dans l'encaissement circulaire est celle qu'on a vis-à-vis, et par laquelle se précipite la cascade : les côtés de la fracture sont presque droits, et l'eau qu'elle laisse échapper, tombant le long du pan de rocher inférieur, divisée par une infinité de ses inégalités, présente une nappe de neige mouvante qui tombe dans un petit bassin arrondi, dont l'eau limpide paraît sans doute, à cause de sa profondeur, aussi obscure que celle du Cocyte. On devine, sans peine, combien l'agitation des eaux, le bruit de leur chute et la fraîcheur remarquable qu'elles communiquent aux environs, donnent de charme à cette solitude".

Le fond de la rivière Saint-Denis, près de l'Ilet à Guillaume :

"Le lieu où nous étions est charmant par son désordre et par sa singularité ; des remparts presque droits et qui ont au moins trois cents toises de hauteur, l'environnent de tous côtés : l'évasement de ces remparts est énorme, mais le fond du bras n'a pas plus de vingt pas de largeur ; il est arrosé par une onde pure et abondante qui arrive en cascade parmi des roches entassées sans ordre, et souvent d'un immense volume. Des arbres penchés sur la rivière ombragent les bassins qu'elle forme à chaque instant ; de belles fougères décorent le bord de l'eau."

La rivière des Roches :

"Depuis le passage du grand chemin jusqu'à la cascade, les bords de la rivière vont toujours en s'élevant, et son lit devient plus profond. Devant chez M. Patu, elle se déploie en une jolie nappe d'eau, qui me rappelait nos rivières à leur naissance, et quand leurs ondes tranquilles baignent leurs bords fleuris. Un peu plus haut, et après une jolie îlète remplie de palmistes, l'on pouvait descendre jusqu'au bord du canal où étaient des négresses occupées à laver."

La cascade de la rivière des Roches (aujourd'hui le Bassin la Paix) :

"M. Patu ne nous avait point trompés ; le site était plein de charmes ; il avait bien quelque chose de sauvage et d'âpre, mais je ne sais quoi en tempérait la rudesse".

Des eaux trop sauvages pour être vues comme un paysage : la Rivière de l'Est :

"On ne peut se faire un tableau plus triste et plus affreux que celui de ces galets pêle-mêle et roulés sans ordre, sans presque de végétation, entremêlés de dépôts de sables, et parmi lesquels roulent des eaux mugissantes".

Bory-de Saint-Vincent et les points de vue en montagne :
les grands tableaux de la nature.

La vue depuis les Hauts de Saint-Denis :

"M. Fabien a fait de son bien un séjour agréable, d'une propreté et d'une simplicité gracieuses, qu'embellit une vue immense. Une terrasse, devant sa maison, domine sur Saint-Denis et la mer ; à gauche, le Cap Bernard borne le coup d'œil, et la montagne de Saint-Denis s'abaisse humblement devant le pavillon de notre hôte ; mais à droite, c'est un tableau sans limites, et dans lequel la mer se confond avec le ciel aux extrémités de l'horizon."

La vue sur Saint-Paul (depuis la rampe de Plateau caillou?) :

"Saint-Paul est le plus grand quartier de l'île après Saint-Denis, et peut-être est-il aussi considérable. Beaucoup de cases le composent, et d'assez jolies maisons l'embellissent. Des chemins plutôt que des rues le coupent en divers sens. De l'escarpement où nous étions, l'ensemble du village et des bois noirs dont les routes sont ombragées, formait un tableau des plus agréables."

Le point de vue depuis la plaine des Chicots
(aujourd'hui depuis "La Roche Ecrite") :

"Après trois quarts d'heure de marche, nous arrivâmes à la cime de la plaine, et au terme du voyage. Notre guide ne nous avait rien promis qui ne fût frai. Je me bornerai à décrire le magnifique point de vue qui s'offrit alors à nos yeux, sans chercher à faire passer dans l'âme du lecteur, par une verbeuse peinture, les sensations qu'on éprouve en considérant les grands tableaux de la nature. (...) A l'endroit où nous étions arrivés, la plaine des Chicots cesse brusquement par un rempart à pic, couvert d'ambavilles, et brisé de toutes parts. Aussitôt, et à nos pieds, est un abîme dont l’œil ose à peine sonder la profondeur ; en face, et à plus de deux lieues, le morne des Salazes, dont la cime déchirée en cent façons, présente ses flancs rapides, arides et sillonnés. Entre lui et nous, le Morne de Fourche, que nous cache en partie le Bonnet Pointu, offre sa crête bizarre. A droite et au loin ,un mur de lave rouge absolument perpendiculaire, et presque aussi haut que le morne, borne la vue ; c'est le flanc du brûlé de Saint-paul (aujourd'hui le "rempart du Maïdo"), qui circonscrit le bassin de la rivière des Galets où nous dominions : ce brûlé est séparé du Gros-Morne par une grande coupure (aujourd'hui le col du Taïbit), dans l'écartement de laquelle des débris de montagne sans ordre présentent divers accidens. A gauche est le bassin plus vaste de la rivière du Mât : son fond, haché de ravins et de crêtes variées, est environné d'un rempart moins affreux que le Brûlé de Saint-paul, et qui lui correspond."

La vue sur la Plaine des Palmistes depuis la Plaine des Cafres
(aujourd'hui depuis le "Col de Bellevue") :


"La Plaine des Palmistes rappelle, dès qu'on la voit, l'enclos du volcan. C'est un vaste cirque entouré de tous côtés, excepté de celui qui regarde la mer, par un mur à plomb demi-circulaire, et qui a depuis deux cent cinquante jusqu'à trois cents toises de hauteur au-dessus de son niveau. (...) Les catastrophes physiques ont eu lieu ici à une époque si reculée, que tout le sol de la plaine et les remparts qui la circonscrivent, sont couverts d'arbres et de verdure. La rivière Sèche, qui naît de la Grande Montée, traverse en serpentant le bassin, et y reçoit d'autres petits torrens ; le chemin côtoie et coupe plusieurs fois son lit. Du lieu où nous étions, nous distinguions tout cela, comme si c'eût été une carte de géographie ; nous distinguions aussi à l'horizon les côtes depuis la Rivière de l'Est jusqu'à la Rivière des Roches ; et les crêtes montueuses, qui environnent le Grand Etang, nous cachaient l'embouchure de la rivière du Mât. (...) . Son nom (le nom de la plaine des Palmistes) vient de la quantité de palmistes qu'on y trouve ; ils y sont extrêmement nombreux et serrés. Rien de plus beau, rien de plus étrange que l'aspect à vol d'oiseau de la cime ondoyante de ces arbres. Du Marabou, le fond du bassin présente une nappe de verdure composée de longs panaches verts, qui s'agitent mollement, et se confondent en s'abandonnant à la direction des vents."

La vue depuis le Piton des Neiges :

"Nous nous arrêtâmes un instant pour admirer l'immensité du tableau au centre duquel nous étions. Nos Hautes-Alpes, nos pompeuses Pyrénées ne présentent pas un aspect plus imposant que celui dont nous jouîmes. Toute l'île s'abaissait à nos pieds. Comme dans une carte géographique, nous y cherchions, nous y reconnaissions les lieux que nous avions péniblement parcourus. Aux idées de grandeur que faisait naître en nous la majesté du spectacle, se mêlait la pensée d'un étrange isolement, car la mer paraissant s'unir au loin avec les cieux, semblait nous séparer du reste de l'univers, et former, pour rapporter toutes nos idées sur le mont que nous avions gravi, un cadre que l'imagination n'osait franchir."

Bory-de Saint-Vincent et le Volcan :

Le Volcan depuis la côte Est :

"Dès après la ravine de la Croix on commence à distinguer devant soi le grand-Pays-Brûlé, vers lequel on s'avance, et qui ressemble aux ruines de la nature :(...) sa couleur noire, la majesté de sa pente, le dôme du volcan qui le termine à droite, l'Océan écumeux qui le borne à gauche, la solitude des lieux, tout offre au voyageur un spectacle sévère et effrayant".
"Arrivés sur la cime du Piton Rouge, nous jouîmes du spectacle le plus imposant et le plus sévère. La mer calme et le ciel serein se confondaient au loin, derrière nous. Le Piton Rond était à notre droite, et par ce côté-ci il avait l'air tronqué vers la mer. Devant nous, une haute montagne s'élevait majestueusement, et cachait le soleil qui luisait encore pour l'autre côté de l'île : sa croupe obscure et boisée est semée de pitons ressemblant à des vagues inégales. A gauche est ce vaste Brûlé, dont la teinte sombre et fuligineuse attriste l'âme : un dôme énorme, d'une régularité étonnante, surmonté d'un mamelon tronqué, couronne la vue, et la domine. Ce dôme est la fournaise du volcan, la cheminée par laquelle les feux souterrains semblent communiquer avec ceux du ciel ; sur ses vastes flanc on distingue quelques nuances plus livides et des teintes métalliques : ce sont des coulées éteintes, jaunes, grisâtres, ou bronzées, qui se sont fait jour à travers les scories, dont le volcan est encroûté.
Mais quand la nuit eut enveloppé ces sites silencieux de ses ombres les plus épaisses, une horreur nouvelle nous tint en admiration. Les crêtes et la masse des monts se dessinaient encore sous un ciel ténébreux ; le cratère de la Fournaise exhalait une colonne de fumée ardente, qui se dissipait dans les airs, ou colorait en feu quelques nuages errans dans les régions les plus élevées de l'atmosphère. Au loin, et parmi des cimes confuses, éclairées par une lueur sanglante, un fleuve embrasé, dont on ne pouvait découvrir la source, promenait lentement ses flots incandescens sur un sol noir, dont l'éclat des matières fondues rendait la teinte plus sombre. Les plus magnifiques descriptions, les tableaux les plus exacts ne peuvent donner qu'une faible idée des effets majestueux que produit, dans les éruptions volcaniques, le contraste étonnant de la lumière et de l'obscurité."


Les laves :

"Les coulées dont il est question, ne paraissent pas êtres descendues bien bas, soit qu'ai lieu où nous les voyons cesser, elles se soient échappées sous les gratons, soit que la matière leur ait manqué. Leur superficie a affecté, en se refroidissant, les formes les plus variées et les plus étranges : tantôt ce sont de grands gâteaux concentriques posés les uns sur les autres, et formant l'escalier, le turban, ou le colimaçon ; ailleurs, ce sont des blocs arrondis en tête, ou des masses oblongues, des bords desquels s'échappent quatre pattes, une queue et un cou, ce qui imite assez bien la figure d'une tortue, une hure bizarre ou un front armé de cornes menaçantes. Quelquefois on croit voir des intestins, des cerveaux, des amas de cordes, des tas de linge mouillé et des câbles roulés sur eux-mêmes ; ces derniers, surtout, sont d'une ressemblance frappante : on compterait les filets qui paraissent entrer dans leur composition. Assez fréquemment on rencontre des arêtes saillantes, qui, ayant parcouru un certain espace, se palment à leur extrémité, et paraissent couvertes d'écailles, comme les nageoires fictives que les peintres ont l'habitude de donner aux monstres marins.
Le prompt refroidissement de la superficie des coulées et la pression qu'exerce sur cette superficie la masse intérieure encore en fusion, suffisent, avec les crevasses et les renversements occasionnés par cette pression, pour expliquer toutes les dispositions polymorphes qu'affectent les laves. Il n'en est pas de plus fréquentes et d'un rapport plus parfait, que celles des queues sinueuses de monstrueux serpents : tantôt ces queues sont unies, tantôt elles sont composées d'anneaux ; leur teinte jaunes, grises et livides ajoutent encore à leur ressemblance.
Quelquefois un courant, déjà singulier par sa forme, est terminé par plusieurs queues pareilles, entrelacées d'une manière remarquable : on dirait la partie inférieure de l'horrible Tiphée, ce Titan formidable qui menaçait les dieux de les étouffer dans ses replis tortueux ; ou une immense tête de Méduse, dont les serpens affaissés sur eux-mêmes, ont cessé de s'agiter".

Les pentes du Grand-Brûlé sous la lune (bivouac au piton de Crac) :

"La lune répandait son éclat mélancolique sur des lieux déjà sauvages ; le plus majestueux silence régnait autour de moi. J'admirai longtemps ces sites solitaires où personne n'avait encore pénétré ; je pensai que, rendu sur les lieux les plus élevés de la montagne, je trouverais encore plus de motifs de contemplation".

Les cratères :

"Cependant nous nous demandions d'où venaient les vapeurs sulfureuses dont nous étions incommodés de tems en tems ; nous cherchions à deviner ce qui pouvait produire le bruit assez fort dont nos oreilles étaient frappées, quand Jouvancourt qui s'était avancé sur la gauche, s'arrêta dans une situation d'effroi. Aux cris inarticulés qu'il poussait, je devinai qu'il était témoin de quelque chose d'extraordinaire qu'il ne pouvait exprimer par des paroles. Les noirs qui se trouvaient autour de lui, demeurent tout-à-coup comme pétrifiés. J'avançai, et, à la vue d'un spectacle merveilleux, bien difficile à décrire, je fus à mon tour saisi, sans pouvoir me rendre raison de ce que j'éprouvais. A nos pieds, du fond d'un abîme elliptique, immense qui s'enfonce comme un entonnoir, et dont les parois formées de laves brûlées qu'entrecoupent des brisures fumantes, menacent d'une ruine prochaine, jaillissent deux gerbes contigües de matières ignées, dont les vagues tumultueuses, lancées à plus de vingt toises d'élévation, s'entrechoquent et brillent d'une lumière sanglante, malgré l'éclat du soleil que ne tempérait aucun nuage.
L'une de ces gerbes est perpendiculaire ; l'autre est oblique et semble augmenter ou diminuer par accès. Des rochers non encore liquides, dont les blocs anguleux se distinguent sur le pourpre des flots ardens par leur couleur du noir le plus foncé, sont poussés avec violence d'entre les matières fondues qui les ont entraînés des cavités de la montagne, et vont tomber avec fracas en décrivant une longue parabole. Un bruit continu, et semblable à celui d'une énorme cascade, accompagne ce tableau majestueux, qui remplit l'âme d'épouvante et d'admiration."

L'Enclos :

"Rendu à une égale distance des deux remparts du Brûlé, et vers la moitié de cet espace aride, le lieu où l'on est parvenu se présente dans toute son horreur. Comme séparé du reste du monde par la mer toujours agitée, par la fournaise fumante et par les monts à pic qui bornent la vue à droite et à gauche, le voyageur pensif, qui se traîne dans les scories, est saisi d'admiration et de terreur, quand, levant les yeux de dessus le sol contre lequel il lutte, il promène ses regards sur le tableau sinistre qui se présente. Tout porte un caractère surnaturel de grandeur ; mais à l'idée confuse de ruines et de désolation qui s'y mêle, on est involontairement tenté de se croire transporté au séjour que des flammes éternelles calcinent sans cesse. Les descriptions du Tartare et des enfers se présentent d'elles-mêmes à l'imagination ; on se demande si les inventeurs des religions et les poëtes sont venus puiser l'idée de ces lieux de supplices dans les débris figés que l'on parcourt.
Le vaste espace que l'on peut mesurer de l’œil, n'est point égayé par la verdure. Quelques bouquets d'arbres échappés aux incendies, ne semblent avoir subsisté dans l'Enclos où ils sont disséminés, que pour ajouter à la tristesse du lieu, l'idée encore plus triste, que rien n'existe dans le monde, que pour finir et disparaître.
Des nuages errans à différentes élévations, animent seuls, par le mouvement qu'ils reçoivent des vents, ces lieux solitaires. La voix de l'homme, le chant des oiseaux, le cri des bêtes sauvages, le murmure des eaux n'en troublent la paix que dans quelques cas rares et particuliers ; les tempêtes, les ouragans, le bruit des cascades de feux, les mugissemens de la montagne sont seuls en possession de rompre habituellement le silence effrayant qui règne dans ces déserts."

Bory-de Saint-Vincent et les paysages stériles :

La côte Nord-Ouest, rive gauche de la rivière Saint-Denis :

"De là aux signaux de la montagne de Saint-Denis, il n'y a plus de forêts ; tout ce qui était cultivable a été défriché ; mais à mesure qu'on descend, le terrain devient aride et ingrat ; il est absolument pareil au Brûlé de Saint-Denis, dont il est évidemment la continuation avant la formation de la rivière. On n'y trouve guère de roches qui ne soient plus ou moins décomposées ; et le sol n'est presque formé que de laves réduites en une terre argileuse, rouge et qui n'est propre à rien".

Les pentes de la Montagne :

"Au reste, rien de si hideux que ce désert rouge et aride, sur lequel d'épais brouillards d'une humidité froide et pénétrante, nous permettaient à peine de distinguer le sentier que nous suivions".

La côte Nord-Ouest entre Saint-Denis et la Possession :

(Le chemin de Saint-Denis à la Possession) est le plus pénible et le plus fatiguant de tous. Qu'on imagine un pays presque entièrement dépouillé d'arbres et privé d'ombrages.(...) La ravine à Malheur m'avait paru effrayante. (...). Après (la ravine à Jacques) qui est la plus cruelle, le chemin devient moins fatiguant, et l'on trouve enfin un pays cultivé, agréable, fertile, animé par de jolies habitations distribuées à sa surface".
"La côte (de la Possession à Saint-Denis) est toujours formée par un escarpement affreux, coupé de précipices, diapré de rouge, de noir, et des couleurs les plus lugubres. La mer brise avec fureur à la base des rochers, dont elle fait toujours détacher des quartiers considérables".

La côte Est et ses falaises de lave à Sainte-Rose :

"Les bords de cette baie (Port-Caron ou Quai La Rose à Sainte-Rose) portent l'empreinte de la volcanisation la plus affreuse et la plus récente ; des fragments de roches, hérissés, caverneux, noirs, entassés sans ordre, forment des petites jetées qui brisent la vague et protègent des criques où les pirogues sont un peu garanties. Le désordre de ces immenses blocs de lave fatigue l'esprit ; on ne peut se rendre raison de leur bizarrerie".

La côte Est et ses falaises de lave à l'Anse des Cascades :

"En poursuivant le long de la mer et à la base du rempart, on arrive à cette pointe qui ferme l'anse des Cascades à l'est ; elle est hideuse, sans être imposante, jaspée du rouge le plus mat et du noir le plus foncé. La plage est formée par une coulée qu'on dirait à peine éteinte, plus affreuse, plus fraîche et plus scorifiée à sa surface que le Brûlé de Sainte-Rose. (...) On rencontre dans tous ces lieux de gros blocs formés d'un nombre infini de grumeaux de la même substance, qui se séparent très aisément, tantôt noirs, tantôt lilas, d'un rouge très vif, ou d'un gris assez pâle. A la cime aride de ces monticules on se trouve sur le plateau de la montagne Rouge ; l'on peut y distinguer la coulée scorieuse noire que nous avons trouvée au bord de la mer, et suivre de l’œil son cours sinueux. La tristesse de cet endroit est extrême ; quelques barbons dorés et des touffes basses de la petite lobélie polymorphe croissent à regret sur les pouzzolanes dont on est environné. Les yeux tournés vers l'océan, on se demande si la nature existe encore, et s'il reste autre chose de l'île qu'on a parcourue, que ces amas difformes, colorés par le feu, et que les flots travaillent à engloutir".

Les pentes de Basse-Vallée :

"Après la ravine de la Mare Longue, on trouve un énorme courant de laves appelé le Brûlé de la Basse-Vallée. Sa surface triste est aussi nue et aussi noire que si la coulée ne faisait que de s'éteindre. (...) La nature semble avoir fait un effort pour produire quelque chose d'affreux ; le chaos ne présente pas l'idée d'un désordre aussi sinistre ; tout ici rappelle l'incendie et la destruction."

La plaine des Sables :

" La Plaine des Sables peut avoir deux lieues dans son plus grand diamètre ; elle est bien plus étroite et elle est terminée à l'est par le rempart de l'Enclos auquel elle confine ; elle est absolument unie, ou s'abaisse en pente insensible vers la ravine de Langevin et vers la ravine de l'Est qui en partent aux deux côtés opposés. (...) Plusieurs pitons assez considérables s'élèvent à sa surface dans une ligne à peu près parallèle au rempart du volcan et à celui qu'on nomme  de la plaine des Sables  où nous étions arrivés. Dans ce point de vue, nulle verdure n'égaie la plus affreuse monotonie de teinte. Excepté les laves grisâtres et noires du volcan, tout  a absolument une couleur de tabac d'Espagne foncé".

La côte Sud-Ouest vers Saint-Pierre et Saint-Louis :

"Cependant nous suivions une grande route assez bien tenue, m'écartant souvent du chemin pour examiner quelque plante ou quelque couche de laves qui frappaient au loin ma vue ; j'y rentrais à regret ; le sol était généralement nu : des habitations dépouillées de verdure s'y trouvaient çà et là ; des arbres disséminés ombrageaient des pierres désunies, et les Salazes paraissaient à peine dans un vague lointain entre des monts plus rapprochés. Tout portait un certain caractère de tristesse et de stérilité."

La côte Ouest : un sentiment mitigé, pour un paysage certes stérile mais lumineux.

(...) Les Salazes ne paraissaient plus, la vue de l'entre-deux allait bientôt nous être ôtée, et les pentes méridionales, dont le Bénard est le sommet, nous présentaient un nouveau paysage. La scène était tout-à-fait changée ; le canton de l'île où nous arrivions n'avait plus de rapport avec le quartier riant qu'on nomme  partie du Vent ; tout y était moins gai ; mais la nature dépouillée n'y avait cependant plus cette physionomie sévère que nous étions habitués à lui voir depuis Sainte-Rose : c'était quelque chose qui tenait le milieu entre l'abondance et la stérilité. Je n'éprouvais pas, en promenant mes regards sur le pays, cette satisfaction que donne l'aspect d'un paysage animé ; mais je n'éprouvais pas non plus cette tristesse involontaire que communiquent au voyageur la rudesse et l'ingratitude des sites".

Bory-de Saint-Vincent et le spectacle des nuages :

Bory est un des premiers voyageurs à noter la particularité du spectacle des nuages qui, dans l’intérieur de l’île, ont une étonnante capacité à apparaître et à disparaître rapidement. Bien d’autres écrivains au cours du XIXe siècle admireront ces ballets de vapeurs. Bory est ici sur la Plaine des Cafres :

“Des nuages, souvent d’un grand volume, d’autres fois peu considérables, circulent çà et là dans la plaine pendant presque toute la journée ; ils sont très remarquables, quand il n’y a pas de brouillards répandus sur toute la surface du sol, ce qui, est malheureusement trop fréquent. Ces nuages errent presque à fleur de terre ; et comme les divers pitons répandus sur la plaine changent et modifient le cours des vents, c’est un spectacle singulier que de voir ces masses de vapeurs éblouissantes, suspendues et incertaines dans leurs cours, aller d’un piton à l’autre, passer entre deux monticules, sortir d’un autre côté, faire un circuit, et revenir sur leur route”.

Bory-de Saint-Vincent et l'île vue dans son ensemble depuis la Petite Fanny :

Enfin Bory regarde l'île depuis la Petite Fanny, le bateau qu'il emprunte pour quitter Bourbon à la fin de son séjour : on mesurera, dans ce regard sur le paysage de montagne qui se déroule lentement au petit matin sous ses yeux, les progrès qui ont été accomplis, comparé à ce qu'en disait le Père Ducros, qui du même point de vue "maritime", résumait l'île en 1725 à un "roc affreux"!

"Je m'embarquai vers six heures du soir, et ne cessai d'attacher mes regards sur l'île intéressante dont je m'éloignai, que lorsque l'obscurité nous la déroba.
Le vent avait été faible toute la nuit, et quand je me réveillai, nous étions seulement devant Sainte-Suzanne. Le temps était superbe ; le navire s'était rapproché de la terre, l'on distinguait parfaitement toute l'île, et c'était un spectacle majestueux que de voir ces rochers, dont aucun nuage ne cachait la moindre partie, se dessiner dans l'azur du ciel, et s'élever fièrement du sein de la mer.
Nous devions côtoyer l'île pour venir à Sainte-Rose prendre un passager. Ce trajet se fit doucement ; loin de m'en plaindre, j'y trouvai beaucoup de plaisir. Assis sur le pont, je me plaisais à parcourir de l'oeil les lieux où j'avais voyagé. La longue-vue à la main, j'observai tour à tour le Cimandef s'élevant par-dessus la Plaine des Fougères, et les escarpements de la plaine des Chicots, qui semblaient rivaliser de hauteur avec le Gros-Morne. Lorsque nous fûmes parvenus devant la rivière du Mât, celui-ci se montra dans toute sa splendeur. Il paraissait dominer au-dessus de toute l'île, comme une grande tour au-dessus de tous les édifices d'une vaste cité ; ses pentes rougeâtres étaient bariolées d'ombres bleues, portées par les contreforts et les angles saillans qui donnent à la montagne un si grand air de solidité."

Voilà Bory-de-Saint-Vincent définitivement conquis par les paysages de montagne de l'île Bourbon révélés pour la première fois sous son regard. Au point d'ailleurs que, après son séjour, "rempli du souvenir des sites imposans que Bourbon (lui) avaient offert, les montagnes de l'Ile Maurice ne (lui) paraissent plus que des monticules, et le pays entier (lui) rappelle l'aspect de la plaine des Cafres"!
Patu-de-Rosemont et Bory-de-Saint-Vincent sont des précurseurs en termes de représentations de paysages. Il faudra attendre encore quelques années avant que de nouvelles excursions favorisent la naissance de nouveaux paysages dans l'île. Encore en 1817, le lieutenant de vaisseau Frappaz ("Les voyages du lieutenant de Vaisseau Frappaz dans les mers des Indes; relation détaillée de trois voyages au sud de l'équateur -1817-1821", Académie malgache Tananarive 1939) voit dans le pays brûlé du volcan "rien de plus affreux que son aspect" et "partout le spectacle de la désolation et de la mort" : c'est encore "un horrible chaos" plein de dangers.

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