Atlas des paysages de La Réunion |
2.2. Le durcissement des paysages bâtis2.2.1. Le durcissement de l’architecture : de la paille et du bois à la tôle, et de la tôle au bétonL’architecture se modifie profondément en se « durcissant ». Encore en 1950, sur les 60 000 maisons que compte l'île, seulement 5 000 sont en maçonnerie ; plus de la moitié sont en bois ; les autres sont des paillotes, construites en torchis et couvertes de palmes. Rapidement les centres agglomérés perdent « cette allure de villages africains qui les caractérisait, pour se parer de leurs nouveaux habits de villes françaises » (JM Jauze) : les paillotes disparaissent, les maisons en bois également, cédant la place à une multitude de petits immeubles : certes désormais résistants aux cyclones et dotés du confort moderne ; mais posant de graves problèmes de paysage et d’environnement : en cubes de béton disgracieux, surchauffés par le soleil et sans jardin. Un lourd héritage architectural récent dévalorise ainsi les paysages habités et urbanisés de l’île, constituant autant de « points noirs » nécessitant de gros et sérieux efforts de réhabilitations et requalifications. C’est d’autant plus vrai qu’ils s’ajoutent à un espace public souvent non qualifié, victime de logique routière et de réseau aérien envahissant. Il s’agit certes d’investissements longs et coûteux, mais qui, en certains endroits, permettraient de mettre en adéquation la réalité du paysage avec les flatteuses appellations touristiques de « villages créoles », un peu hâtivement apposées, et qui provoquent de cruelles désillusions pour les touristes attirés par ces labels. 2.2.2. Le durcissement du paysage urbain
En 1950, le quartier n'est pas construit, il est entièrement agricole. En 1984, il est construit, avec une présence végétale lisible dans les espaces privatifs. En 2008, il est densifié par bouchage des dents creuses, resserrement du bâti et reconstruction de collectifs ou d'activités à la place de quartiers de cases. En 1957, l’espace aplani des îlets est partagé entre l’urbanisation et les cultures. En 2006, l’urbanisation prend l’essentiel de l’espace habitable et cultivable. Les cultures se cantonnent dans des espaces résiduels, disposant de peu d’espace pour afficher des spécialités pourtant propres à Cilaos et à forte valeur ajoutée : vigne, lentilles. A Bras Sec en outre, l’abandon d’espace agricole se traduit par une extension de la couverture boisée. Outre l’aspect proprement architectural du bâti, le durcissement s’observe plus largement sur le paysage urbain, par plusieurs phénomènes 1- la densification des tissus construits : disparition des quartiers de cases noyées dans leurs jardins, remplacés par des immeubles plus massifs et sans végétal d’accompagnement ;
2- l'élargissement des voies pour le passage du trafic routier grandissant, au détriment des espaces publics plantés voire des espaces privés des jardins attenants ; 3- la minéralisation des espaces publics, noyés sous de vastes tapis d’enrobé, pour satisfaire les besoins des déplacements et stationnements voitures, mais aussi parfois pour réduire les coûts d’entretien des « espaces verts » ! Ce phénomène contribue puissamment à la mauvaise image des villes et bourgs de La Réunion et à l’inconfort des espaces publics, surchauffés, imperméabilisés, entièrement dévolus aux voitures, sans espace, ni ombrage, ni fraîcheur pour les piétons ; 4- la transformation des routes en rues, avec création de trottoirs en dur créés là aussi en remplacement de surfaces végétales (plantations d’espaces publics, fossés enherbés, clôtures végétales, jardins) ; 5- l’encombrement de l’espace public, non seulement par les voitures, mais aussi par le mobilier et la signalisation 6- la disparition des clôtures végétales et des transitions douces entre espace public et espace privé, auxquelles se substituent des murs opaques en dur, de béton ou de parpaings ; un phénomène favorisé par l’élargissement des voies, qui les rend plus routières, plus rapides et plus agressives, et dont les riverains se protègent ; 7- l’émergence de murs de soutènement disproportionnés : ils sont dus à des conceptions de bâtiments qui n’intègrent pas la réalité de la pente dans le projet architectural. Conçu pour terrain plat, le bâtiment nécessite alors des terrassements qui, avec les fortes pentes de l’île et l’exiguïté des terrains, obligent à créer des murs de soutènements disproportionnés et chers. Ces murs, en particulier lorsqu’ils sont laissés en béton ou parpaing brut, apparaissent fortement dans le paysage habité et contribuent à le « durcir » de façon désagréable. 9- la raréfaction d’espaces agricoles de proximité, notamment dans les villages et les îlets : consommés par l’urbanisation ou abandonnés à la friche ;
10- la création de quartiers fermés sur eux-mêmes (gated communities), protégés par grilles et codes d'accès : phénomène encore marginal mais qui contribue à la négation de l'espace public comme lien social et au durcissement du paysage urbain. Outre le grave problème de paysage, l'imperméabilisation grandissante des sols qui résulte de ces processus pose des problèmes de gestion de l'eau et de pollution (voir le chapitre « La dévalorisation des paysages de l'eau »). Enfin le durcissement du cadre construit aggrave le problème de la chaleur captée par le bâti, renforçant l'usage de la climatisation et contribuant au réchauffement climatique et à l'aggravation de la dépendance énergétique. Ainsi, la « densification », leitmotiv répété depuis quelques années pour un développement durable de l’île, moins consommateur d’espace, pose-t-elle un sérieux défi en matière de paysage : la capacité à construire un cadre de vie qui soit à la fois plus urbain, plus dense et en même temps plus vert, plus ombragé et plus perméable. La réponse à cet enjeu tient dans le développement de politiques d’espaces publics fortes et volontaristes. La densité sans urbanisme végétal conduirait à une catastrophe paysagère. 2.2.3. L’érosion du petit patrimoine construit : perte culturelle, sociale et économique irrémédiableLa Réunion a bénéficié d’une mise en valeur de son « grand » patrimoine culturel au cours des dernières décennies : rachat et restauration de grandes cases en milieu urbain (à Saint-Denis notamment), remise en valeur d’anciens domaines (Villèle, Colimaçons-les-Hauts, Maison Rouge, Martin-Valliamée, …), d’anciennes usines (Stella, les salines de Pointe au Sel, Vue Belle, …). D’autres éléments du patrimoine perdurent par eux-mêmes, par le maintien de pratiques qui assurent leur pérennité : c’est le cas des cimetières fleuris, les plus beaux et les plus émouvants jardins de La Réunion. A une échelle plus fine en revanche, et sans qu'il soit simple de le quantifier, le « petit » patrimoine de pays disparaît inexorablement, ôtant à La Réunion une part de son âme, de sa personnalité, de sa saveur : une petite case par-ci, un jardin par là, une boutique traditionnelle encore par là, etc. A la demande du SDAP (Service Départemental de l’Architecture et du Patrimoine), Daniel Vaxelaire a réalisé dans les années 1990 tout un inventaire de ce patrimoine, qui a donné lieu à un ouvrage (« Trésors ! Le patrimoine caché de La Réunion », Azalées éditions 1996). La DRAC a de même effectué des inventaires des petites cases. Mais ces efforts n'ont pas été traduits dans les politiques publiques locales : identifications aux documents d'urbanisme, acquisitions et rénovation, soutien à la gestion et à l'entretien, valorisation économique et touristique, … Les éléments de ce patrimoine fragile sont nombreux : les maisons de villes, de banlieues, le « changement d’air », les champs, les commerces, les lieux de savoir (écoles, collèges, …), de santé (lazaret, …), de prière, les jardins, les cimetières, les canaux, les usines, les minoteries et moulins, les ponts, les marinas et les ports, les batteries et poudrières, les fontaines, les escaliers, les puits, les entrepôts, … Au-delà de ces « objets construits » qui font patrimoine, on peut considérer que certains ensembles composent un paysage à caractère patrimonial, précieux pour la mémoire, la culture, l'histoire et l'identité insulaire, outre la valeur touristique qu'ils peuvent prendre par ailleurs. Les anciens domaines, associant la maison principale, le jardin, les dépendances et l'espace agricole, en font partie au premier chef. On peut aussi citer certaines portions de routes « lignes de vie », où la « symbiose » harmonieuse et délicate s'opère entre les cases, la route et la nature jardinée qui environne l’ensemble, telle qu’elle a été initialement identifiée dans l’Est avec la RN2 dans l'ouvrage « Paysage Côte Est » (B. Folléa CAUE 1990). C'est le cas du chemin du Tour des Roches, qui mérite depuis longtemps une réhabilitation à caractère patrimonial, et de routes habitées de fonds de ravines (ravine des Lataniers, rivière Langevin …). Les îlets sont également des paysages patrimoniaux fragiles : havres de fraîcheur et d'accueil perdus dans la rudesse sauvage des temples de l'érosion que forment les cirques, ils constituent de précieux témoignages de la vie dans des conditions hors du commun de montagne tropicale. Enfin, en milieu urbain, le bourg de L'Entre-Deux est le seul, avec Hell-Bourg, à avoir su préserver un ensemble bâti et végétal à caractère patrimonial. Ailleurs, des quartiers-jardins composent des paysages culturels qui méritent d'être identifiés avant que des opérations de densification ne les fassent totalement disparaître. L'urbanisation est parfois étroitement inféodée à un lieu particulier, constituant alors un site bâti qui, perceptible de loin, contribue à la qualité du paysage : une baie, un piémont, un sommet, un bord de rivière, un replat, … A La Réunion, ce sont les îlets dans les cirques qui composent les sites bâtis les plus remarquables et spectaculaires. Ailleurs, la relative régularité des pentes ne contribue pas à « caler » le développement urbain dans une topographie particulière. Aussi l’urbanisation tend-elle insidieusement à effacer les espaces de respiration (ou coupures d’urbanisation), souvent agricoles, qui séparent les bourgs les uns des autres. C’est d’autant plus vrai que la contrainte de la pente incite à urbaniser en linéaire, au fil des routes qui relient les bourgs les uns aux autres. Par ce processus, une conurbation périphérique du pourtour de l’île se met en place. Outre les problèmes de consommation d'espace agricole et naturel (voir 2.1. La fragilisation des paysages agricoles), le phénomène de conurbation gomme l'identité de chaque bourg, efface les repères, oblige les habitants à vivre dans des espaces urbains continus, indifférenciés et éloignés des sites de nature ou de loisirs de proximité. Par ailleurs il provoque des conflits d'usage entre urbanisation et infrastructures, baissant à la fois la qualité de vie (autour des voies) et la qualité de circulation (intra-urbaine, sans efficacité inter-urbaine). Dans ce contexte, les rares sites bâtis intéressants du littoral tendent à être débordés par l'urbanisation, malgré les dispositions de la Loi Littoral en faveur des coupures d'urbanisation : à Saint-Paul (Grande Fontaine), à Boucan Canot, à Saint-Gilles, par exemple, l'urbanisation remonte du piémont, atteint les pentes et gagne les crêtes de façon continue et indifférenciée. |
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